La dure réalité de la crise écologique ne semble pas émouvoir les citoyens
que nous sommes. En effet, même si on a pu lire récemment que
l’environnement est le sujet de l’heure, que les problèmes climatiques et
le réchauffement de la planète sont l'objet du plus spectaculaire battage
médiatique depuis l'invention de l'imprimerie, nous ne modifions pas pour
autant notre mode de vie. Au contraire, nous continuons à utiliser nos
véhicules sans aucun problème de conscience. Tout se passe comme si la
Terre arrivait à ses limites, que les savants accumulaient les preuves
irréfutables du caractère irréversible des effets du réchauffement, mais
que nous n’arrivions pas à saisir la situation. Êtres rationnels pourtant,
nous surconsommons et participons toujours plus à la production de gaz à
effet de serre. Il n’est plus minuit moins cinq, il est déjà un peu trop
tard : des changements décisifs bouleverseront sous peu notre manière de
vivre.
Or, ce message ne connaît que peu d’écho dans nos vies individuelles.
Entre les manchettes politiques, culturelles et sportives, on commence à
peine à voir le problème. Quelque chose en nous résiste à l’obligation de
penser et de vivre autrement. Cela est si vrai que les écologistes, qui
martèlent le même message depuis trop longtemps déjà, passent encore pour
des bouffons, des illuminés ou des alarmistes aux yeux des médias et de la
population, celle qui, bien sûr, continue de profiter de l’économie
triomphante. Comment expliquer cette réelle difficulté qu’a le discours
environnemental à percer le « mur » de l’opinion ? Pourquoi sommes-nous si
insensibles et si réfractaires à l’urgence de changer nos mauvaises
habitudes ?
D’entrée de jeu, il appert que les gouvernements ne prennent pas toutes
leurs responsabilités en ce qui concerne l’avenir et les générations
futures. Les rapports d’experts sur les changements climatiques, comme ceux
du GIEC, se multiplient depuis vingt ans, ce qui ne nous empêche aucunement
d’acheter les produits chinois. Certains politiciens, cependant, sont plus
convaincus que d’autres de l’évidence des changements climatiques. La
preuve en été faite quand l’ancien vice-président américain Al Gore a été
le sujet d’un film-choc, An Inconvenient Truth (Une vérité qui dérange),
produit par Guggenheim pour dénoncer l’inaction des Américains face au
désastre annoncé. Le film sur Al Gore n’est pas si intéressant pour le
contenu de son message, qui n’est ni neuf ni original, mais pour ce qu’il
essaie faire, à savoir promouvoir en sourdine une rhétorique
environnementale.
La rhétorique, une vieille discipline dépassée ?
Petit rappel d’abord de ce qu’est la rhétorique. Contrairement à ce que
pensent certains curés, philosophes ou journalistes, la rhétorique n’est
pas un savoir dépassé qui serait né et mort durant l’Antiquité
greco-romaine. La rhétorique, c’est l’art du discours le plus utile pour
faire passer un message. Comme l’expliquait Aristote, la rhétorique c’est
l’art de trouver dans tout discours l’élément convaincant, car tous les
discours visent à convaincre. La rhétorique n’est donc pas, comme on le
pense souvent, moralisateurs que nous sommes, un discours mensonger ou
trompeur, mais une technique qui permet de convaincre du bien-fondé d’une
thèse. Visant la persuasion du plus grand nombre au moyen des figures de
style et du savoir de la psychologie, la rhétorique peut servir dans les
deux sens de l’argumentation : elle peut servir à convaincre qu’il faut
sauver l’environnement ou bien à le détruire…
Or, actuellement, on dirait que le discours le plus efficace socialement
(et il est très facile de comprendre pourquoi) n’est pas celui des
défenseurs de l’environnement, les écologistes, mais bien plutôt celui des
promoteurs de la consommation, les économistes. Il tombe sous le sens qu’il
est beaucoup plus facile de justifier son style de vie que de convaincre
les autres de la nécessité de changer le leur. Plus important peut-être
pour nous : la rhétorique doit faire un effet sur la population mondiale :
elle doit arriver à « toucher » l’ensemble des citoyens qui demeure
imperméable au problème de la nature. Car le plus difficile consiste à
rejoindre tous les citoyens « insensibles », c’est-à-dire ceux qui ne « resssentent » pas l’urgence de la situation.
Ce qu’il ne faut pas faire…
Avant de traiter de la rhétorique appliquée à l’environnement, prenons un
instant pour identifier quelques erreurs trop souvent commises concernant
l’attitude à adopter pour sauver la planète. Ce petit rappel nous permettra
de mettre en évidence la nécessité de la rhétorique environnementale.
Nous estimons d’abord que pour relever le défi environnemental, il ne faut
pas mentir sur la réalité. Il ne sert à rien en effet de rendre la réalité
pire qu’elle est. La caricature, et la rhétorique le sait, ne donne pas
toujours l’effet escompté. La vérité persuade toujours plus que le
mensonge, disait Arstote. Dans le même sens, il faut refuser le
révisionnisme scientifique, c’est-à-dire la promotion dans les journaux
d’études douteuses sur les plans scientifique et éthique qui nous incitent
à continuer la surconsommation. En général, ces études ou ces sondages
banalisant la consommation sont commandités par des compagnies privées
défendant leurs parts de marché. Une autre erreur classique consiste à se
déresponsabiliser soi-même en s’en remettant aux élus du peuple. Ici, se
montrer complice des politiciens, élus pour des mandats de quatre ans, est
irresponsable, car trop souvent ces représentants ne cherchent qu’à se
faire du capital politique sur le dos de l’environnement, en dévoilant de
pseudos plans verts par exemple. La pire erreur consiste enfin à faire peur
à la population. Alarmer le monde, on le sait, a pour effet pervers de
démotiver, de paralyser. Si l’on dit que tout est terminée, cela revient à
justifier la poursuite effrénée de la surconsommation. Ce qu’il faut faire
plutôt, c’est convaincre, par le discours, la population de l’importance de
changer. Et seule une rhétorique, non plus tournée vers l’économie mais
vers l’environnement, peut y arriver.
Découverte de la rhétorique environnementale
Il faut valoriser une rhétorique de l’environnement afin de redonner au
discours environnemental une place de choix dans les discussions publiques.
Pourquoi ? Parce que ce type de discours, qui est devenu le plus
fondamental de tous, reste inaudible. Sans lui en effet, les autres
discours ne seront bientôt plus possibles, car les discours de
spécialisation (par exemple économique, technique, politique, culturel,
sportif, etc) masquent l’urgence de la cause environnementale. En raison de
ces discours-écrans, nous risquons de lever le nez sur l’essentiel. Comme
moyen d’avenir, la rhétorique doit être utilisée afin que le discours
environnemental « touche » nos sens avant qu’il ne soit trop tard. Si le
discours environnemental, devenu le discours de référence, passe « après »
les autres, l’avenir risque d’être court et sombre.
Ainsi, pour aider la planète, nous croyons que le mieux serait peut-être
de commencer par établir des lieux communs de persuasion. Le film de
Guggenheim a compris le role de cette tâche préliminaire à toute rhétorique
de l’environnement. Par exemple : l’image de l’ours qui, incapable de
trouver de la glace, nage et ultimement se noie. Cette image nous ramène à
notre propre suicide. Une autre image forte que l’on retrouve dans le film
Une vérité qui dérange est celle de la grenouille qui, se trouvant dans une
marmitte dont l’eau chauffe graduellement, n’éprouve pas le besoin ni
l’urgence de se sauver parce qu’elle ne ressent plus la différence de
chaleur. Ces images fortes sont utiles parce que, nous « touchant »
directement, elles permettent de nous convaincre de notre propre situation
limite.
Cela d’ailleurs rappelle un fragment esthétique rédigé par l’écrivain
danois Kierkegaard dans Ou bien… Ou bien… qui s’applique parfaitement à
notre situation planétaire. Il écrivait en 1843 : « Le feu prit un jour
dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vient en avertir le public. On
crut à un mot plaisant et l’on applaudit ; il répéta, les applaudissements
redoublèrent. C’est ainsi, je pense, que que le monde périra : dans
l’allégresse général des gens spirituels persuadés qu’il s’agit d’une
plaisanterie ». L’usage par Kierkegaard du mot « persuadé » prend tout son
sens, un sens négatif, de même que l’idée suivant laquelle le monde périra
dans l’allégresse générale, c’est-à-dire l’insouciance permanente. Les
personnes sensibles qui alertent la population ressemblent un peu trop à
des bouffons sur la grande scène mondiale, tel est bien le danger. Si tout
se passe ainsi, que nous est-il permis d’espérer ?
Le discours de l’avenir sera sensible ou ne sera pas
Que la rhétorique participe davantage au discours sur l’environnement afin
que les sentiments assurent un changement dans l’agir de l’homo faber,
l’homme qui fabrique des outils sans s’apercevoir qu’il met en même temps
en péril ses propres conditions de survie. Et comme l’avait déjà vu Hans
Jonas dans son livre prophétique intitulé Le Principe responsabilité paru
en 1979, la raison ne parviendra pas à créer le sentiment de
responsabilité. Seule une « heuristique de la peur » (un savoir tiré de la
peur, un sentiment d’urgence) obligera l’animal humain à modifier son agir
et à devenir responsable de son environnement. Si Jonas a bien raison de
dire que le sentiment d’urgence doit guider l’homme dans ses choix
techniques et politiques, et que nous avons toutes les connaisances
scientifiques pour réussir notre dernier pari, il a oublié de préciser que
seule une « rhétorique de l’environnement », c’est-à-dire un discours
capable de rejoindre notre sensibilité, peut encore nous sauver.
Dominic DESROCHES (Ph.D. Philosophie)
Département de philosophie / Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/spip/) --
Quel sera le discours de l'avenir ? Notes sur la rhétorique environnementale
Tribune libre - 2007
Dominic Desroches115 articles
Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Eti...
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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.
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