Le sens de l’humour du candidat vert dans Laurier–Sainte-Marie (LSM), Jamil Azzaoui, est bien connu. N’empêche que ce bon rieur ne trouve pas très drôle d’entendre ce qu’il entend parfois en faisant son porte à porte : « Ah oui, on va voter vert ! On va voter Guilbeault ! »
Le « Guilbeault » en question est évidemment Steven Guilbeault, et c’est probablement le militant environnementaliste le plus connu au Québec. C’est aussi le candidat libéral dans LSM, et sa seule présence dans la course brouille les cartes d’une circonscription au profil unique, située en plein coeur de Montréal.
« C’est une circonscription progressiste qui a souvent osé sortir de la boîte en premier et qui a une forte énergie militante », remarque la candidate néodémocrate Nimâ Machouf, qui tente de conserver le siège d’Hélène Laverdière — députée depuis huit ans. « Ils ont voté Projet Montréal en premier [avec Luc Ferrandez pour maire d’arrondissement], ils ont voté Québec solidaire en premier [Amir Khadir, en 2008]. Ce sont des gens prêts à aller au-delà des clichés », pense l’épidémiologiste, qui est mariée à M. Khadir.
À ce portrait, il faut aussi ajouter l’élection du premier député bloquiste en 1990. Gilles Duceppe est resté en poste 21 ans avant de subir deux défaites au profit de Mme Laverdière. En remontant dans le temps, on trouvera aussi que c’est dans les limites de LSM que fut élu le seul député communiste de l’histoire du Canada (Fred Rose, en 1943, sous les couleurs du Parti ouvrier progressiste).
C’est donc sur un terrain riche en histoire que Steven Guilbeault fait ses premiers pas en politique active, candidat-vedette parmi d’autres candidats aux visages connus et au curriculum militant imposant.
Faisons une liste. Activiste notoire, Mme Machouf a été élue au municipal en 2009 (comme colistière de Richard Bergeron, de Projet Montréal). Jamil Azzaoui est producteur et auteur-compositeur-interprète, et il travaille pour les Banques alimentaires du Québec. Michel Duchesne, qui se présente pour le Bloc québécois, est auteur, réalisateur et scénariste (L’écrivain public), en plus d’avoir oeuvré dans un organisme qui démystifie la diversité sexuelle. Quatre têtes d’affiche et quatre candidats pro-environnement pour une course enlevante, qui comprend aussi Lise Des Greniers (Parti conservateur) et Christine Bui (Parti populaire du Canada)..
La trahison du pipeline
Du groupe, Steven Guilbeault est le seul qui doit justifier le choix du parti qu’il représente… parce qu’il est responsable de l’achat du pipeline Trans Mountain. Le candidat a maintes fois souligné qu’il n’est pas d’accord avec cette décision, mais la question rebondit sans cesse depuis son entrée en politique — du moins pour ceux qui ont compris qu’il n’avait pas opté pour le Parti vert.
« Il y a des gens qui me disent : “Je suis vraiment déçu” », reconnaissait récemment M. Guilbeault dans son local électoral de la rue Saint-Denis. Derrière lui : plusieurs caricatures du militant, publiées dans les journaux au fil des ans. « C’est une minorité, mais je l’entends. J’entends aussi beaucoup : “Je vais voter pour toi, pas pour ton parti.” »
Et pour ces gens, c’est bien le pipeline qui dérange. « C’est ça plus que tout le reste, dit Steven Guilbeault. Personne ne me parle [de la promesse brisée de réforme] du mode de scrutin. Personne ne me parle des costumes [de Justin Trudeau] en Inde. » L’oléoduc, par contre, passe mal.
« Moi, ce que j’entends du milieu environnemental, ou des jeunes à qui je parle, c’est que c’est considéré comme de la haute trahison », affirme Michel Duchesne. « J’entends ça aussi, mais je ne l’entends pas assez à mon goût ! ajoute Jamil Azzaoui. À chaque débat, j’essaie de souligner que Steven Guilbeault est vert, oui, mais qu’il a remis sa confiance à quelqu’un qui n’est pas digne de confiance. »
« C’est vraiment dommage qu’il soit allé là », estime aussi Nimâ Machouf, qui connaît Steven Guilbeault depuis plusieurs années et qui le présente comme un ami. « Les gens qui vont voter [pour lui] vont voter pour un parti qui achète des pipelines », tranche-t-elle.
Le principal intéressé parle pour sa part d’un « choix pragmatique ». « Ce n’est pas que je n’aime pas les verts ou le NPD [Nouveau Parti démocratique], dit-il. J’ai signé le formulaire de candidature de Jamil. Elizabeth May est une amie personnelle et j’ai plein d’amis au NPD. Mais je sentais que si j’allais en politique, c’était pour essayer de passer à une étape différente de mon militantisme. Je constate que les verts ou le NPD ont peu de chances de prendre le pouvoir. Et je veux avoir le pouvoir de faire changer les choses, de l’intérieur, en travaillant sur des projets de loi. »
Dans ce contexte, les accusations de trahison ne l’étonnent pas tellement. « Dans le mouvement écologiste, il y a une grande faune de personnes, une grande variété de positions. Il y a des écolos qui ne m’aimaient pas avant et qui ne m’aiment pas plus aujourd’hui [à cause de cette] propension que j’ai à travailler avec des gens de toutes les couleurs politiques », dit-il.
Enjeux sociaux
Malgré cette polémique — et le fait que la question environnementale est, selon les quatre candidats, un thème central de la campagne dans LSM —, la grande notoriété de Steven Guilbeault lui donne un statut de leader dans une course qui n’est toutefois pas gagnée d’avance.
« C’est une circonscription où tout progressiste peut bien faire, disait un stratège vert interrogé cette semaine. On se retrouve avec une lutte serrée, avec quatre partis qui ont chacun leur base. On pense que le vote vert grandit, mais c’est sûr que la présence de Steven Guilbeault rend ça difficile. Il a une machine et des moyens qu’on n’a pas [lors du passage du Devoir à son local électoral, une bonne quinzaine de bénévoles faisaient des appels pour le libéral]. Le NPD est là depuis huit ans, c’était la circonscription du Bloc avant… »
C’est aussi une circonscription qui ne manque pas d’enjeux sociaux importants. Au Canada, seules deux autres circonscriptions ont un revenu médian des ménages plus bas que dans Laurier–Sainte-Marie. C’est aussi l’une des plus populeuses. Problèmes d’itinérance, de logement, de pauvreté, de toxicomanie sont ainsi abordés en filigrane des préoccupations sur la crise climatique, relèvent les candidats en entrevue.
Ceux-ci ont multiplié les débats entre eux, les visites d’organismes communautaires, le porte-à-porte, les appels téléphoniques. À mi-chemin de la campagne, le site de projection électorale 338Canada accorde à Steven Guilbeault de meilleures chances de victoire. Mais ? « Je n’ai sincèrement aucune idée du résultat possible, c’est ma première campagne, avoue Jamil Azzaoui. Je vois bien qu’il y a des tendances… mais on a eu la preuve dans le passé que tout peut être renversé. »