(Ottawa) Depuis des semaines, les ratés se multiplient au gouvernement fédéral, si bien qu’on parle de plus en plus d’une véritable incurie. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond à Ottawa ? La Presse a tenté d’en savoir davantage.
Il est 10 h, le matin du 25 juin, quand Justin Trudeau, qui est alors au Rwanda, annonce par voie de communiqué sa solution aux délais de traitement des demandes de passeport et d’immigration et à la congestion dans les aéroports : la création du « groupe d’intervention pour améliorer les services gouvernementaux offerts aux Canadiens ».
Il confie à 13 ministres – le tiers de son cabinet – la mission d’« orienter le travail du gouvernement » afin que celui-ci « continue à fournir [aux Canadiens] les services de qualité qu’ils méritent ».
Nous sommes deux jours après l’ajournement de la Chambre, où les libéraux se faisaient taxer d’incompétence depuis des jours, en raison de leur incapacité à éviter aux citoyens d’avoir à faire du camping sur le trottoir pour obtenir… un passeport.
L’ancien greffier du Bureau du Conseil privé Paul Tellier n’en revient pas.
Un comité ?
Voyons donc, ils vont faire quoi, s’asseoir et se dire qu’il y a un problème ? Ils devraient savoir depuis un maudit bout de temps qu’il y en a un ! Il ne fallait pas être un génie pour prédire qu’il y aurait une hausse des demandes de passeport.
Paul Tellier, ancien greffier du Bureau du Conseil privé
Pas plus qu’il ne fallait consulter une boule de cristal pour voir apparaître des images de longues queues de voyageurs exaspérés dans les aéroports du pays, après deux années de disette de vacances estivales à l’étranger pour de nombreux Canadiens.
Malgré cela, dans son plan d’action d’été pour 2022, l’Agence des services frontaliers du Canada « n’a rien prévu pour que la situation revienne bientôt à la normale », considère le Syndicat des douanes et de l’immigration, qui réclame plus d’embauches.
« En 2019, à l’aéroport de Montréal, on avait environ 260 agents de première ligne. On est rendus à 200. En 2016, à l’aéroport de Toronto, on était à 600, et là, on en a 300 », illustre le président du syndicat, Mark Weber. À cela s’ajoute évidemment le manque de personnel des compagnies aériennes et des travailleurs aéroportuaires.
Mercredi, le PDG d’Aéroports de Montréal, Philippe Rainville, a prévenu que des vols devraient probablement être annulés. Le soir même, Air Canada a annoncé réduire son horaire de 154 vols en moyenne par jour cet été.
Centralisation « excessive »
Ces cafouillages auraient pu être évités, insiste Paul Tellier. Mais le gouvernement, en plus d’accorder trop d’importance à l’image et aux « retombées politiques », erre sur deux fronts, dit-il.
D’abord, « il n’a jamais appris à travailler avec la fonction publique de façon efficace et productive », et ensuite, il existe une « centralisation excessive au bureau du premier ministre, qui est tout-puissant », avance l’ancien fonctionnaire en chef à Ottawa, qui a œuvré sous Brian Mulroney de 1985 à 1992.
« Les ministres sont tenus en laisse… et je vous dis que la laisse est courte », enchaîne-t-il, assurant que « jamais des ministres comme Marc Lalonde ou Jean Chrétien n’auraient laissé des jeunes de 30 ans au bureau du premier ministre leur dire comment faire leur job ».
La centralisation n’est toutefois pas une nouvelle tendance.
Le virage s’est amorcé sous la houlette d’un certain Pierre Elliott Trudeau, et il n’y a jamais véritablement eu de retour en arrière, juge le politologue Thierry Giasson, de l’Université Laval.
Et Trudeau fils, qui clamait à son arrivée au pouvoir en 2015 son souhait de revenir à un « gouvernement par cabinet », et qui avait proposé à ses ministres des ateliers avec des gourous de la « deliverology », sur l’art de livrer les engagements, y a finalement lui aussi pris goût pendant la pandémie.
« J’ai drivé, en bon français, les décisions du gouvernement de façon beaucoup plus personnelle et directe, parce qu’on n’avait pas le temps », a-t-il confié à La Presse en septembre dernier.
Le télétravail montré du doigt
Ainsi sont nés, dans l’urgence, des programmes comme la PCU et la subvention salariale. La fonction publique s’est adaptée et a apprivoisé le télétravail. Voici qu’elle l’a adopté. Et beaucoup de fonctionnaires ne sont pas prêts à l’abandonner.
Or, tant pour la délivrance de passeports que pour le traitement de demandes de visa, cela pose problème. Parce qu’il faut être dans un bureau pour recevoir des documents qui arrivent encore par télécopieur, ou pour collecter des données biométriques.
Les arriérés au ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté ont explosé durant la pandémie – d’autant qu’il a fallu mettre sur pied un programme d’accueil pour les réfugiés afghans, et un pour les Ukrainiens (les deux connaissent des ratés).
La longue période d’adaptation suivant la pandémie a entraîné des retards, surtout par la mise en place de mesures qui permettent le télétravail, qui n’ont pas encore été rattrapés. Malheureusement, l’optimisation des ressources chez IRCC n’aura pas été optimale.
Me Guillaume Cliche-Rivard, avocat spécialisé en immigration
« La crise des passeports, c’est seulement la pointe de l’iceberg », enchaîne celui qui se présente comme candidat sous la bannière de Québec solidaire aux élections d’octobre prochain.
Au Syndicat de l’Emploi et de l’Immigration, Judith Côté, vice-présidente nationale pour le Québec, affirme qu’« il aura fallu un maximum d’un mois et demi pour que tous les employés aient eu accès au télétravail au début de la pandémie ».
Certains cadres fédéraux ne sont pas ravis que tant de fonctionnaires se soient entichés du télétravail.
« Des employés organisent des rencontres Zoom pour tout et rien… souvent pour rien, en fait. Il y a aussi des gens qui organisent des réunions pour des trucs qui ne servent à rien, pour montrer qu’ils travaillent », se plaint un gestionnaire sous le couvert de l’anonymat afin de s’exprimer plus librement.
« Ça existait avant dans la fonction publique, mais là, c’est vraiment pire », lâche-t-il.
« Aucune vision »
Attention, nuance le député bloquiste Alexis Brunelle-Duceppe.
« Les fonctionnaires ont le dos large, argue-t-il. Les fonctionnaires, ils font ce qu’on leur dit de faire. Le gouvernement, lui, attend toujours d’être mis au pied du mur avant de réagir, tout le temps en train d’éteindre des feux, parce qu’il n’a aucune vision. »
Et en dépit des sept ans au pouvoir que le gouvernement Trudeau a maintenant derrière la cravate, les services qu’il offre à la population canadienne – il y en a beaucoup moins qu’au provincial et au municipal – ne font que « se dégrader », peste l’élu.
Le dernier en lice : l’assurance-emploi.
Un autre programme dont Service Canada est le maître d’œuvre.
Des citoyens attendent des semaines, voire des mois, avant de toucher les prestations auxquelles ils ont droit, « au moment où, en plus, on est dans un creux historique en termes de chômage », relève Alexis Brunelle-Duceppe.
Il n’y a pas un seul service qui fonctionne bien ! Ce gouvernement-là qui, jour après jour, essaie de s’incruster dans les champs de compétence du Québec n’arrive pas à faire les choses correctement dans sa propre cour.
Alexis Brunelle-Duceppe, député bloquiste
Personne chez les libéraux ne joue à l’autruche, plaide une source gouvernementale : « Il y a des problèmes, c’est inacceptable, et il faut que ce soit réglé le plus rapidement possible. On est les premiers à le reconnaître. »
En revanche, le Canada n’est pas seul dans cette situation, indique toutefois cette même source gouvernementale, notant que « la demande pour des services gouvernementaux est accrue partout ; aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Europe, ils vivent ça ».
Ce sont là des propos qu’on a entendus de la bouche de plusieurs ministres au cours des dernières semaines, dont Karina Gould, qui est responsable de Service Canada, et Omar Alghabra, qui a le portefeuille des transports.
Sans nécessairement dédouaner ces ministres ou le gouvernement Trudeau – car ce qui se passe en ce moment est « complètement farfelu » –, le professeur Daniel J. Caron, de l’École nationale d’administration publique (ENAP), nomme un autre coupable.
« On s’est détournés du fonctionnement de l’administration publique pour aller plus vers le clientélisme politique, qui est plus rentable », explique celui qui a travaillé 30 ans au sein de la fonction publique fédérale.
Le projet du virage numérique fédéral de la fin des années 1990 a été progressivement relégué aux oubliettes, si bien que la machine est aujourd’hui « à l’âge de pierre », se désole-t-il.
« On n’a pas investi dans la transformation de l’appareil, et on se retrouve aujourd’hui dépassés », soutient-il, rappelant que le titre de ministre du Gouvernement numérique est passé à la trappe à Ottawa après les élections de septembre 2021.
De quoi, peut-être, nourrir les réflexions des 13 ministres du « groupe d’intervention ».
Derrière les cafouillages, des humains
Visas de résidence temporaire
Péguy Jean, de Port-au-Prince, en Haïti, attend depuis un an et deux mois une réponse à sa demande de renouvellement de visa de résident temporaire. Depuis qu’il a déposé sa requête, en avril 2021, il n’a pas de nouvelles. Et même s’il assure « comprendre » que la pandémie a entraîné des retards dans le traitement des dossiers, il commence tout de même à s’impatienter : sa fille Naïma-Quency, résidente canadienne qui habite Ottawa, soufflera 11 chandelles le 29 juillet prochain.
L’homme, adéquatement vacciné, a pourtant été approuvé dans le passé pour des visas de visiteur. « Je ne suis pas fâché car je sais que le visa, ce n’est pas un droit, c’est une courtoisie, mais je n’ai pas vu mes filles depuis deux ans, je voudrais aller les voir », lâche l’homme de 48 ans, dont l’autre jeune fille, qui détient la nationalité américaine, habite aussi dans la capitale nationale.
Assurance-emploi
À la fin de juillet 2021, à la fin de son contrat d’enseignement au cégep de Joliette, Raphaël Desroches fait une demande de prestation d’assurance-emploi à Service Canada. C’est là qu’il réalise qu’il a été victime de fraude. « Quelqu’un a reçu des chèques pendant que moi, j’enseignais à temps plein », raconte-t-il. Il signale la fraude. Une fois la saison des impôts arrivée, l’Agence du revenu du Canada lui reproche de ne pas avoir déclaré ces revenus. Résultat : son remboursement d’impôt fond. « Donc en ce moment, j’ai de l’argent placé à Ottawa sans intérêts », lance-t-il en riant. Et comme depuis, rien n’est réglé – l’adresse du fraudeur est toujours inscrite à son dossier –, l’enseignant en littérature au collégial, qui n’a pas encore de contrat pour la rentrée scolaire, se demande ce qu’il adviendra de son dossier s’il doit faire une nouvelle demande. « C’est une énième démonstration de l’incurie de l’appareil fédéral », lâche-t-il.
Accueil de réfugiés afghans
Des 40 000 Afghans que le Canada a promis d’accueillir pendant la campagne électorale, un peu plus de 16 000 sont arrivés jusqu’à présent. Arrivé au Canada en 2012, deux ans avant le retrait d’Afghanistan des Forces armées canadiennes, l’ancien interprète Hameed Khan voit un contraste entre la célérité du processus de traitement des Afghans et celui des Ukrainiens. « On a été négligés. On n’a pas eu droit aux mêmes assouplissements que les Ukrainiens. On traite nos demandes comme des demandes de réunification familiale, mais ce n’est pas cela du tout. Il est question de vie et de mort, avec le retour des talibans », regrette-t-il.
La députée néo-démocrate responsable du suivi de ce dossier, Jenny Kwan, s’en désole. Elle réclame que des assouplissements soient accordés aux Afghans comme ils l’ont été pour les Ukrainiens.
On leur demande de fournir des données biométriques, mais c’est impossible pour nombre d’entre eux. C’est aller directement dans la gueule du loup. Il est clair que les talibans vont s’alerter d’apprendre qu’ils veulent aller au Canada.
Jenny Kwan, députée néo-démocrate
« Et de toute manière, beaucoup d’Afghans ont détruit ou brûlé les documents contenant leurs renseignements personnels, parce que les talibans les traquent », lâche l’élue, qualifiant la gestion de ce programme de « chaotique ».
Des pistes de solution
Cohue dans les aéroports
Mark Weber est dirigeant syndical, pas expert en santé publique. Il hésite donc à aller jusqu’à réclamer l’abandon d’ArriveCAN, comme le font depuis des semaines les députés conservateurs à la Chambre des communes. « Mais je pense qu’il faut à tout le moins que l’application soit ajustée, sinon éliminée », dit le président du Syndicat des douanes et de l’immigration.
Le problème, c’est que de 30 % à 40 % des voyageurs qui arrivent à la frontière n’ont pas rempli l’application, alors ça prend un temps fou aux officiers de première ligne pour aider les gens.
Mark Weber, président du Syndicat des douanes et de l’immigration
« Et on n’a pas toujours la place pour le faire, ajoute-t-il, parce qu’il y a un manque d’espace dans les aéroports et aux points d’accès terrestres. »
Là où M. Weber est catégorique, c’est sur le besoin, urgent, de procéder à des embauches. Car former adéquatement un agent frontalier nécessite 18 semaines. « Pour cet été, il est déjà trop tard, mais on ne veut pas se retrouver dans la même situation l’an prochain », laisse-t-il tomber.
Pas de bol pour ce qui est d’ArriveCAN : l’outil dans lequel les voyageurs sont tenus de fournir leurs renseignements 72 heures avant de fouler le sol canadien restera encore un moment, a annoncé Ottawa un peu plus tôt cette semaine.
Délais et refus en immigration
On risque de l’entendre souvent de la bouche de François Legault à l’automne durant la campagne électorale : Ottawa doit transférer à Québec des pouvoirs en immigration.
Le Bloc québécois est on ne peut plus d’accord. « Le fédéral n’est pas capable de faire sa job. Ce serait beaucoup plus simple s’il y avait un guichet unique pour les catégories de personnes comme les travailleurs étrangers temporaires ou les étudiants étrangers. Ça, c’en est une, solution », fait valoir le porte-parole bloquiste en matière d’immigration, de réfugiés et de citoyenneté, Alexis Brunelle-Duceppe.
Et par ailleurs, pour ce qui est des ratés « structurels » en matière d’accueil d’étudiants africains francophones refusés au Québec, il préconise la création d’un bureau d’ombudsman, ce qui permettrait aux gens qui ont été refusés en raison du « biais systémique raciste » au ministère fédéral de porter plainte.
Dans les deux cas, le fédéral a jusqu’à présent affiché son opposition.
Passeports
On a, dans l’ordre, embauché de nouveaux employés, commencé à emprunter des gens dans d’autres ministères fédéraux, implanté un système de billets et ouvert les bureaux les 24 juin et 1er juillet, en dépit du congé férié. À certains endroits, les files ont diminué au cours des derniers jours, mais personne n’est encore prêt à crier victoire. Car il reste du travail à faire, insistent les partis de l’opposition à Ottawa, loin de lâcher le morceau. Ils sont tous d’avis qu’en raison du contexte, un retour au travail en personne s’impose – une solution qui n’est pas écartée par le gouvernement. En ce moment, environ 2100 employés travaillent à la délivrance de passeports, d’après des données fournies jeudi par Emploi et Développement social Canada.