Les résultats des élections parlementaires polonaises ont confirmé ce qu’annonçaient les principaux instituts de sondages et ce qu’avaient laissé entrevoir les Européennes. Sans surprise, la Droite Unie formée autour du parti national-conservateur Droit et Justice de Jarosław Kaczyński est arrivée largement en tête avec près de 43,5 % des voix, surclassant de plus de 16 points les libéraux de la Coalition Civique et obtenant pour la deuxième fois consécutive la majorité absolue. Avec 12,5 % des suffrages, la gauche signe son grand retour sur les bancs de la chambre basse du Parlement (Sejm) après quatre ans d’absence. Grâce à ses 8,5 %, le Parti Paysan Polonais (allié au chanteur de rock Paweł Kukiz) sera représenté par une grosse trentaine de députés qui auront pour objectif de faire renaître une force modérée de centre-droit. Si ces élections marquent une victoire historique pour la droite, elles illustrent les nouvelles lignes de fractures géographiques, sociologiques et idéologiques qui traversent la société polonaise. Analyse.
A tout vainqueur, tout honneur. Droit et Justice se positionne depuis sa fondation en 2001 comme le parti représentant les intérêts des régions situées à l’Est de la Vistule. Correspondant aux anciennes zones de partage russe et autrichienne, cette « Pologne B » demeure plus pauvre et plus conservatrice que le reste du pays. Depuis les élections législatives de 2015, le parti de Jarosław Kaczyński s’affirme de plus en plus comme le porte-parole de toutes les provinces laissées pour compte par opposition aux grandes villes occidentalisées et intégrées à l’ordre économique ouest-européen. En menant une politique aux accents patriotiques, conservateurs et quasi-socialistes, la droite gagne depuis quatre ans du terrain à chaque élection à l’Ouest du pays dans les bastions libéraux de la Plateforme Civique. Les élections locales d’août 2018 et les élections européennes de mai dernier ont en effet été marquées par un puissant Drang nach Westen (Marche vers l’Ouest) kaczynskiste que les résultats détaillés de ces législatives n’ont fait que confirmer.
Le parti des petites gens
Dimanche, Droit et Justice est pour la première fois arrivé en tête dans la totalité des 16 voïvodies que compte la Pologne. En misant sur les jeunes, les retraités et les agriculteurs (toutes catégories chez qui il caracole en tête), le parti au pouvoir se présente comme celui des petite gens et des territoires. De façon très symptomatique, 40 % de ses électeurs sont diplômés du secondaire. Dans le même ordre d’idées, 56 % des habitants des villages, 55 % des chômeurs ainsi que la moitié des plus de 50 ans l’ont plébiscité. Plus parlant encore, Droit et Justice enregistre avec 62 % des voix son plus gros succès dans la voïvodie des Basses-Carpates, là où le salaire moyen est de 4 800 zlotys (1120 euros) tandis qu’il reçoit avec 28 % des suffrages l’une de ses plus grosses claques à Varsovie, là où le salaire moyen culmine à 6 400 zlotys (1490 euros). Véritable maître de la Pologne périphérique, Jarosław Kaczyński récolte les fruits d’une politique menée de manière cohérente de puis quatre ans. Il est vrai que la campagne électorale de Droit et Justice a été essentiellement orientée vers la promotion de son bilan : mise en place du programme nataliste 500+ (prévoyant une prime de 500 zlotys par famille à chaque enfant), abaissement de l’âge de départ à la retraite à 60 ans (55 ans pour les femmes) et développement des infrastructures publiques (notamment de transports) dans les petites villes ont été les thèmes rabattus en boucle au journal télévisé de la chaîne publique TVP sous contrôle gouvernemental. Le tout saupoudré de dénonciation systématique de la gauchisation idéologique de l’opposition libérale.
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Choix gagnant : la guerre médiatique menée à l’activisme LGBT soutenu par l’étranger a joué un rôle de carburant électoral comparable à celui qu’avait constitué le refus de l’accueil des migrants en 2015. L’annonce américaine de la levée des visas touristiques pour les Polonais faite à quelques jours du scrutin est quant a elle venue couronner symboliquement la communication gouvernementale, parvenant même à masquer la déroute du projet de construction de base permanente étatsunienne « Fort Trump » (pourtant véritable claque diplomatique). Quoi qu’il en soit, l’enracinement de Droit et Justice comme voix privilégiée du pays réel polonais est la principale confirmation apportée par ces élections gagnées haut la main avec plus de 8 millions de voix (contre 5,7 millions en 2015) sans avoir réellement fait campagne.
Libéraux qui pleurent
La réalité négative du triomphe de la droite est la chute de l’opposition libérale au niveau national. La Coalition Civique qui s’était formée à l’occasion des dernières élections européennes (essentiellement sur la base de l’hostilité à Droit et Justice et de la défense d’une politique européenne alignée sur Bruxelles) n’avait de toute façon pas survécu à la débâcle printanière. Après les retraits du Parti Paysan Polonais (officiellement pour cause de « virage à gauche » de la Plateforme Civique) et du parti postcommuniste, ne restaient autour de la Plateforme Civique de Grzegorz Schetyna, apparatchik sans charisme ni convictions, que le parti libéral-libertaire Modernité de Katarzyna Lubnauer ainsi que le microparti anticlérical Initiative Polonaise de la féministe Barbara Nowacka. Si la coalition libérale a par la suite enregistré le renfort des Verts (aussi pastèques qu’en France, vert à l’extérieur, rouge à l’intérieur) et des séparatistes du Mouvement pour l’Autonomie de la Silésie, ce n’était que pour mieux symboliser sa dérive à gauche. Un mouvement hétéroclite perçu comme le représentant des intérêts allemands en Pologne. En se maintenant péniblement à un total de 5 millions de voix, les forces de la Coalition Civique n’ont pu qu’égaler leur résultat d’il y a quatre ans, malgré une participation en hausse de plus de dix points (battant un record avec 61 %). De peur de trop se mouiller avant un éventuel affrontement interne avec Donald Tusk à la veille de la présidentielle de l’année prochaine, Grzegorz Schetyna a envoyé une quasi-inconnue assumer la responsabilité de la défaite. A l’image de son chef, le programme des libéraux ne proposait d’ailleurs pas grand-chose en dehors de la soupe mainte fois resservie par Gazeta Wyborcza sur la démocratie en danger et le risque de devenir une seconde Biélorussie. Citons tout de même l’annonce du détricotage systématique des lois gouvernementales réformant l’Etat, l’instauration des unions civiles pour les couples homosexuels ou encore la sortie du régime énergétique charbonnier.
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Plus intéressant pour le lecteur français, la Coalition Civique a ouvertement fait campagne en faveur d’une large décentralisation de l’Etat afin d’engager les métropoles qu’elle contrôle dans un processus de quasi sécession vis-à-vis de l’Etat kaczynskiste.
… sauf dans les grandes villes
De plus en plus acculée dans les grandes villes qu’elles dirige, la Plateforme Civique perd depuis 2015 du terrain dans ce qui était sa chasse gardée. Depuis au moins 2005, le parti prospérait à l’ouest et au nord de la Pologne dans les prétendus « Territoires Récupérés » amputés en 1945 par les bolcheviques à l’Allemagne et peuplés par les descendants déracinés des Polonais expulsés des territoires perdus à l’Est (essentiellement en Ukraine). Ayant évolué en une décennie de la démocratie-chrétienne au libéralisme puis du libéralisme au gauchisme, la Plateforme Civique est passée de parti de l’Ouest à celui de dernier rempart de la bourgeoisie. Dimanche, 39 % des cadres et des entrepreneurs ont voté pour la Coalition Citoyenne, dont la moitié des électeurs possède un titre universitaire. A Varsovie, Poznań et Gdańsk, les listes libérales ont recueilli respectivement 42 %, 46 % et 48 % des suffrages. En regardant la pyramide des âges, impossible de ne pas voir que la Coalition Citoyenne obtient son meilleur résultat chez les 40-50 ans (qui la placent seconde derrière Droit et Justice avec 32 % de voix). Cela révèle la psychologie de cette frange de l’électorat : la dernière génération à avoir connu le communisme, complexée par l’Occident et façonnée intellectuellement par la guerre froide, reste fascinée par tout ce qu’accomplit l’Ouest en matière de « civilisation », de « démocratie » et de « libertés » . Ainsi, l’électeur de la Coalition Citoyenne est souvent un conservateur paradoxal qui s’obstine à voter progressiste autant par attachement au mythe de l’adoption des standards européens (qui avaient fait le succès de Donald Tusk il y a une décennie) que par réflexe d’identification de classe (impossible pour le bourgeois qu’il est de se compromettre avec les pouilleux).
La gauche ? Etudiants, retraités et intellectuels
Constituée de l’Alliance de la gauche démocratique (SLD, anciens communistes), du Printemps de Robert Biedroń (libéraux-libertaires avant tout LGBT) et de la Gauche Ensemble (militants fascinés par Podemos et par le « modèle scandinave »), la coalition Gauche fondée au lendemain des élections européennes avait pour principale ambition de faire entrer ses différentes composantes au Sejm. C’est chose faite pour 49 députés. Depuis le départ, la clientèle de la gauche est constituée d’un mélange de retraités autrefois communistes, d’étudiantes arborant des sacs arc-en-ciel et de sympathisants de la nouvelle gauche intellectuelle. Son assise géographique traditionnelle correspond aux grandes villes ainsi qu’à tout l’ouest polonais. Pour ces législatives, la Gauche ne proposait rien de très surprenant : légalisation de l’avortement à la demande (jusqu’à 3 mois de grossesse), déclenchement d’une guerre fiscale contre l’Eglise, application de la totalité de l’agenda politique LGBT (de l’union civile à la GPA), instauration de la parité au Conseil des ministres, rebolchévisation de la politique historique ou encore création d’un Défenseur des Droits des Animaux.
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Résultat des courses : elle a fait carton plein chez les diplômés de l’enseignement supérieur (qui représentent 50 % de ses partisans), obtenu 19% des voix en moyenne dans les villes de plus de 500 000 habitants et rassemblé 17% des jeunes de moins de 30 ans, avec cependant une forte disparité entre les sexes. C’est qu’à l’époque de Tinder, les jeunes femmes éduquées des centre-villes sont davantage séduites par le côté antipolitique, « cool » et « ouvert » du très macronisant Robert Biedroń que par le discours sérieux, contraignant et catholique d’une droite invoquant les valeurs familiales, les intérêts nationaux et la raison d’Etat.. Forte de ses 12,5% et de ses 2 300 000 voix (soit 600 000 de plus qu’en 2015), la Gauche est promise à un bel avenir. Elle se place déjà comme une concurrente sérieuse face à la Coalition Civique, si bien qu’une fusion entre les deux formations n’est plus à exclure malgré de fortes divergences économiques.
La carpe et le lapin
Le Parti Paysan Polonais (PSL) de Władysław Kosiniak-Kamysz partait en couple avec le mouvement attrape-tout (mais ancré à droite) Kukiz’15 dans le cadre de la Coalition Polonaise créée pour l’occasion. C’est que depuis les élections européennes, les deux forces étaient purement et simplement menacées de disparition. Du fait de son alliance contre-nature avec les ex-communistes (SLD) et la Plateforme Civique, PSL avait vu sa base électorale rurale et conservatrice voter massivement pour Droit et Justice et ses sections locales se rebeller contre sa direction. Conformément à sa réputation de « putain de la politique polonaise » (du fait de sa propension à se vendre au plus offrant), le plus vieux parti du pays a choisi de sortir de la Coalition Citoyenne afin de tenter de sauver sa peau en faisant cavalier seul sur une ligne plus droitière. Pour franchir le seuil des 5%, un allié était pourtant nécessaire. Lâché par ses députés et par ses militants ayant fui à Droit et Justice ou à la Confédération, Pawel Kukiz se trouvait dans une situation tout aussi périlleuse. L’alliance de la carpe et du lapin entre un mouvement incarnant par excellence le système et le révolutionnaire de 2015 opposé au système des partis a accouché d’une plate-forme électorale consensualiste. Postulant par exemple la coopération au sein du Groupe de Visegrad parallèlement à la réactivation du Triangle de Weimar, la défense de la politique familiale du gouvernement en même temps que l’attachement déclamatoire à l’Etat de droit, l’opposition aux expérimentations sociétales de la gauche aussi bien que la reprise de la rhétorique sur la « tolérance » utilisée par cette même gauche, les documents électoraux de la Coalition Polonaise semblaient être des copiés-collés pour moitié de ceux de Droit et Justice et pour moitié de ceux de la Coalition Citoyenne. Résultat des courses, la Coalition Polonaise recueille 1 500 000 voix, soit 600 000 de moins que ses deux composantes additionnées en 2015, mais limite la casse en faisant élire 30 députés. Ses meilleurs résultats obtenus dans des territoires traditionnellement acquis aux libéraux (avec par exemple plus de 12 % dans deux des circonscriptions de Grande Pologne et plus de 13 % dans une circonscription du sud de l’ancienne Prusse Orientale) suggèrent une arrivée d’électeurs conservateurs de la Plateforme Civique vers la « nouvelle » force centriste compensant en partie la fuite des jeunes électeurs de Kukiz’15 vers la Confédération. D’un point de vue sociologique, la Coalition Polonaise obtient son meilleur résultat chez les agriculteurs (se plaçant en deuxième position avec 17 % loin derrière Droit et Justice). Les quatre années qui viennent montreront si elle la capacité de s’affirmer au centre de l’échiquier, faute de quoi elle disparaîtra ou se ralliera au pouvoir.
Des libertariens d’extrême droite
Enfin, avec plus de 1 200 000 voix récoltées et 11 députés élus, la Confédération « Liberté et Indépendance », portée elle aussi sur les fonts baptismaux à l’occasion des élections européennes, a permis aux droites radicales de se maintenir et de progresser au Sejm. Organisée principalement autour des partisans libertariens de Janusz Korwin-Mikke (connu pour ses provocations au Parlement Européen), des nationaux-catholiques du Mouvement National (organisateurs de la Marche de l’Indépendance se déroulant chaque 11 novembre à Varsovie dans l’hystérie médiatique générale) et du réalisateur de cinéma monarchiste Grzegorz Braun (qui définit la Pologne comme un « condominium germano-russe sous administration juive »), cette alliance improbable de tous les infréquentables présentait tous les attributs de l’OVNI politique et de l’opération défouloir. Avec des postulats aussi divers que l’opposition à l’Union Européenne, à la politique migratoire du gouvernement (dont le positionnement est jugé purement rhétorique), à l’obligation de cotiser à la sécurité sociale, au néoféminisme, à la répression des supporters de football (chez qui la Confédération est plébiscitée à l’unanimité), au « compromis sur l’avortement », à la perspective d’une « restitution de biens » par la Pologne aux milieux juifs internationaux (conformément au souhait du Congrès des Etats-Unis) et à l’interdiction de la marijuana, elle visait un électorat jeune, connecté et déjà politisé. De fait, la Confédération a obtenu 20 % des voix chez les 18-29 ans. Avec un électeur sur deux diplômé du supérieur et une utilisation raffinée des codes de la pop culture, la Confédération apparaît comme l’organisation politique par excellence de la génération Internet. Si son caractère radical et contestataire devrait continuer à lui assurer un espace politique à la droite du pouvoir, les différences idéologiques internes pourraient sonner la fin de la fête et avoir la peau de cette curiosité politique dont les différentes factions prises isolément sont trop faibles pour réellement exister politiquement.
Populistes identitaires vs élitaires libéraux
Le principal enseignement du scrutin est l’effacement progressif (mais non la disparition) du vieux clivage Est-Ouest au profit d’un nouveau clivage entre les grandes villes et la province (la droite restant hégémonique à l’Est tandis que le rapport de force global reste plus équilibré à l’Ouest). Sur le plan idéologique, la bataille de dimanche a été schématiquement remportée par le camp populiste, identitaire et étatiste face au camp élitaire, cosmopolite et libéral. La victoire des droites populistes témoigne aussi du caractère national-anarchiste du peuple polonais qui a été habitué par l’histoire à être soumis à des élites étrangères qu’il rejette.
Le creusement des clivages générationnels et sexuels entre les différents électorat est l’autre grande leçon de ces élections. Observée empiriquement, la situation pourrait être résumée de la manière suivante : si la droite est parvenue à s’assurer une assise large au sein de la population en représentant sociologiquement ce qui correspondrait en France aux gilets jaunes, elle est doublement handicapée par son cléricalisme (un discours politique orienté par l’Eglise est de moins en moins porteur dans un contexte de déchristianisation structurelle de la société) et par sa nature provinciale (les électeurs de droite sont qualifiés avec mépris par la bourgeoisie progressiste de « Janusz », sorte d’équivalent polonais du « beauf de Cabu »). Difficile de feindre d’ignorer qu ces deux forces sur lesquelles s’appuie le parti au pouvoir nourrissent aussi artificiellement la gauche culturelle (dont le principal carburant est l’hostilité à la religion) en même temps qu’elles lui aliènent une grande partie de la bourgeoisie (non- dénuée de conscience de classe).
Après Kaczyński, le déluge ?
Sur ce grand échiquier, la droite est encore favorisée par le caractère démographiquement peu concentré et très rural de la Pologne. Principale ombre qui plane au-dessus de la tête du pouvoir : la perspective d’un retrait de la vie publique de son chef incontesté Jarosław Kaczyński qui pourrait, plus sûrement que toutes les tares stratégiques et les forces d’opposition réunies, précipiter un chamboulement politique inattendu.