Papi et les oranges bleues

Chronique de Jean-Pierre Durand


Il y aura bientôt dix ans que mon beau-père succombait à une surdose de biftecks d’aloyau nappés de sauce HP. C’est ce qui arrive quand on a trop de békeune et pas pour cinq cennes de jugeote, on tombe dans l’excès. Pourtant, le docteur l’avait prévenu, à la suite de son quadruple pontage coronarien, de mieux s’alimenter, de manger de la salade et de ne plus se bourrer de frites graisseuses… ce à quoi mon beau-père, têtu comme une mule, avait rétorqué que la laitue c’était pour les lapins. Son passé l’a finalement rattrapé et, ironiquement, il mange maintenant les pissenlits par la racine.
C’est la lecture de Loyalisme et fanatisme – Petite histoire du mouvement orangiste canadien (Éditions du Québécois, 2008), de Pierre-Luc Bégin, que je vous recommande d’ailleurs vivement, qui eut l’effet pour moi de ramener à la surface beau-papa (prière de prendre cela au second degré). Car Bob, le surnom de mon beau-père, était un orangiste de la plus belle eau. Cette amère réalité, je ne fus pas long à l’apprendre.
C’est à cause de ma femme, bien sûr, si un jour je fis connaissance avec celui qui deviendrait mon beau-père. Elle avait quitté les rives du lac Ontario pour venir étudier à McGill, parce que dans sa publicité, l'Université allait jusqu'à promettre « un environnement 100 % francophone à faible coût » (cherchez l’erreur). Je l’avais rencontrée pour la seconde fois (car il y eut une première qu’il serait trop long à raconter) aux Deux Pierrots dans le vieux Montréal et, je pèse mes mots, cela allait sceller mon destin pour l’éternité. Après quelques fréquentations et pour réduire le coût de l’essence, je devins son coloc. C’est ainsi que j’appris forcément des choses sur sa famille. Cela mit quand même du temps, car ma douce moitié distillait l’information au compte-gouttes, comme s’il s’agissait d’un secret d’État.
Les parents de ses parents étaient venus d’Irlande du Nord au début du précédent siècle. C’étaient des WASPS (White Anglo-Saxon Protestants). Il existe une photo (que j’ai tenté cet hiver, mais en vain, de subtiliser à ma belle-sœur), prise à Londonderry, montrant la grand-mère de ma femme, en jaquette et sur le pas de sa porte, qui tient dans ses mains une carabine, aussi à l’aise avec l’objet que si elle était Calamity Jane, Bonnie Parker, Monica la Mitraille et, mon dernier fantasme mais non le moindre, Elsa la louve des SS. À l’endos de la photo sépia, on peut y lire que l’arme est destinée aux papistes. On aura compris que la bonne femme n’entendait pas à rire. Son fils, mon beau-père, avait donc de qui tenir.
Il fallait bien qu’un jour ou l’autre, celle qui deviendra mon épouse me présente à son père, qui justement m’attendait dans son « home sweet home » de Kingston avec une brique et un fanal. J’appréhendais ce jour comme un rendez-vous chez le dentiste pour un traitement de canal. Mais bon, la publication des bans de mariage, qui annonçaient ma pendaison pour le 22 mars courant, et ma femme qui attendait les sauvages pour l’été (en d’autres mots, on ne contractait pas un mariage blanc), tout cela faisait en sorte que la rencontre devenait incontournable. Tout comme le général Dallaire, je serrai la main du diable, sauf que moi, en prime, j’épousais aussi sa fille. Je passai le test haut la main. Il faut dire qu’il ne parlait pas un traître mot de français et que je baragouinais l’anglais comme une vache espagnole qui aurait ruminé de l’herbe illicite. Disons que cela limite les échanges. Mais il y en a eus tout de même, et des coriaces à part ça, surtout dans les premiers temps, je vous en passe un papier.
D’abord, pour Bob (tout le monde l’appelait Bob, je n’allais pas m’en priver), les « Français » – car, dans « son livre à lui », il n’y avait de légitimes que les Canadiens et, pour en être, qu’une seule langue, et il s’adonnait qu’elle était anglaise – les « Français », dis-je, étaient des chialeux invétérés, une race qui vivait de l’aide sociale et autres préjugés tout aussi brillants. Bref, avec de tels propos, il était difficile pour vous et moi de s’imaginer faire partie de quelque chose comme un grand peuple, pour paraphraser René Lévesque. Au mitan de cette chronique, j’en entends déjà parmi vous se demander comment il se fait qu’un pur et dur comme moi (merci pour le compliment) ait pu entendre pareilles sornettes et ne pas sortir de ses gonds. Cela mérite en effet quelques explications…
Pour tout vous dire, mon beau-père était soldat dans le bataillon du Princess Patricia’s Canadian Light Infantry, celui-là même qui s’était illustré pour ses faits d’armes pendant la guerre de Corée, et, comme il était aussi féru de chasse, il possédait tout un arsenal, une collection d’armes qui aurait fait pâlir d’envie le conservateur du Musée de la guerre à Ottawa. Et ne perdez pas de vue la photo de sa mère prise à Londonderry, quand bien même elle n’aurait été qu’une vieille folle préfigurant le révérend Ian Paisley. Et moi et moi et moi, pour parler comme Dutronc, qu’est-ce que j’étais dans tout cela, sinon qu’un gibier de potence qui lui volait sa fille, un séparatiste qui menaçait de renverser sa bière Canadian et un pea-soup qui n’avait pas même de tire-pois. Et vous pensez qu’il allait me ménager ?
Mais j’avais un atout redoutable dans mon jeu, pour ne pas dire quelques flushs. J’étais un bon époux pour sa fille et je lui donnerais ses deux premiers petits-enfants. Or, tout Anglo qu’il fut, il avait le cœur de grand-père à la bonne place. Et pourtant, cette progéniture, qui cessa de croître du jour au lendemain (la vasectomie, ça ne pardonne pas), ne lui faisait pas de cadeau. À la maison comme à l’école, tout se déroulait en français, si bien que la langue maternelle, qui aurait pu les imprégner, leur était tout aussi étrangère que le français pour les Rhodésiens de l’Ouest de Montréal, au grand dam de Bob. Même s’il rongeait son frein, il ne pouvait se résoudre à leur être étranger et c’est ainsi que mon beau-père, qui n’aurait fait aucune concession pour moi (jamais il ne m’adressa un mot en français), apprenait quelques mots de cette langue de chez nous, sans doute en cachette, afin d’apprivoiser ses petits-enfants. Je n’oublierai jamais la fois qu’il jouait avec eux, à quatre pattes dans le salon, faisant tous leurs caprices, et se servant des nouveaux mots français qu’il avait appris, si heureux d’établir la communication.
Avec le temps, puisque nous allions souvent le visiter en Ontario, ses récriminations contre les « Français » diminuèrent en nombre et en intensité. Qu’il était loin le temps où il avait dit souhaiter que l’armée canadienne pourchasse les séparatistes et les boute hors du pays, chaînes aux pieds comme des bêtes, et loin le temps où je le picossais en lui disant qu’avant longtemps il lui faudrait un passeport pour traverser la frontière entre le Québec et l’Ontario. S’il conservait ses convictions et moi les miennes, on avait cessé de se regarder en chiens de faïence. Harmonie familiale oblige.
Je l’ai quelques fois accompagné dans ces endroits de prédilection pour les orangistes ontariens : les ventes aux enchères et les marchés aux puces. Je me rappelle cette fois, c’était après sa retraite de l’armée, où je mis la main pour une bouchée de pain sur une première édition de l’Histoire du Canada de Thomas Chapais. Aucun Ontarien n’en voulait et l’encanteur m’adjugea le tout la mort dans l’âme, ayant l’impression de m’avoir carrément volé ! Par contre, je n’eus pas la main aussi heureuse pour une reproduction de la reine Élisabeth II, que je voulais ramener au Québec pour servir de cible pour mon jeu de fléchettes. Le portrait même défraîchi de la reine monta très haut dans les enchères. Je n’ose pas même vous en dévoiler le prix, car personne ne me croirait.
Bob aurait bien aimé que ses petits-enfants deviennent de petits WASPs, puis un jour de grands WASPs, qui auraient fait à leur tour d’autres petits WASPs, et ainsi va la vie. J’ai des photos des enfants prises par mon beau-père, l’une les montre grimpés sur un lion en pierre qui orne le parc MacDonald, et l’autre où ils sont juchés sur le canon devant l’église presbytérienne St-Andrew, deux objets – je l’ai appris dans le livre de Bégin – ayant appartenu à John Gaskin, mort il y a 100 ans cette année, un orangiste kingstonien célèbre, qui avait autant d’appétence pour casser du papiste que le grand méchant loup n’en avait pour le petit chaperon rouge.
À ma connaissance, la seule activité orangiste à laquelle mon beau-père se prêtait était d’agir à titre de photographe attitré du mouvement, dans les années soixante et soixante-dix. En témoignent des centaines de clichés qu’il prit lors de leurs différentes parades à Kingston, Kitchener, Kirkland Lake (trois K d’affilée, tiens donc !) et ailleurs, certaines faisant même la une du Kingston Whig-Standard.
J’imagine que cela dut lui être pénible de se faire à l’idée que ses petits-enfants, qu’il adorait, ne deviendraient jamais des orangistes comme lui l’avait été, et encore moins comme sa mère l’avait été. Avec le temps, Bob avait adopté un ton conciliant à mon endroit, voire franchement amical, car, tant pis si cela le choquait parfois, jamais je ne m’étais écrasé pour défendre le pays que je voulais (et que je veux toujours) voir naître. En bon soldat, il respectait ceux qui se tiennent debout dans l’adversité. Et pour les enfants, il avait compris qu’on ne fait pas des orangistes avec des sang-mêlé, pas plus qu’on ne récolte des oranges bleues. Le peuple québécois aspire à sa destinée comme tout peuple normal, à quoi bon l’en empêcher.
J’ai assisté aux derniers instants de Bob, à l’Hôtel-Dieu de Kingston, en face du magnifique lac Ontario qu’il aimait tant. Il était maintenu en vie artificiellement pour quelques minutes encore avant qu’on ne le débranche pour de bon. Il n’avait pas fière allure, le vieux vétéran, dans cet état. Quand le médecin nous confirma qu’il venait de passer de vie à trépas et que j’entendis toutes ses filles (il en avait cinq) fondre en larmes, j’eus pour lui ce geste simple de pencher simplement la tête en guise de dernier salut.
Le hasard veut que, il y a trente minutes à peine, avant de faire parvenir cette chronique à Vigile, ma fille, qui demeure mon bébé même à 24 ans, nous appelait pour nous annoncer la naissance, quinze jours avant terme, de Delphine, son quatrième enfant, une autre petite Québécoise qui ne sera jamais une orange bleue. S’il y a un ciel, et qu’il y est, je suis certain que Bob est heureux de ce dénouement.
Jean-Pierre Durand


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2 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    3 juin 2008

    Salutation citoyennes et citoyens,
    Décidément, Monsieur Durand vous démontrez un talent de conteur. Vous pourriez même troquer la plume pour le micro !
    Vous me faites penser à Fred Pellerin, le "raconteur" de Saint-Elie-de-Caxton !!
    Puissiez-vous continuer de vous laisser inspirer par votre vécu !
    Gilles Brassard

  • Archives de Vigile Répondre

    1 juin 2008

    Tout d'abord m. Durand, c'est un excellent texte que vous nous pondez là!
    Une première leçon que votre beau-père aura compris, les enfants choisissent leurs destinées par eux-mêmes, et comme parents, notre rôle sert à les accompagner dans la route de leur bonheur, nous ne décidons pas, nous les aidons.
    Nous parlons souvent des médias au Québec qui ''lave'' le cerveau des Québécois, je crois qu'ailleurs au canada, il soit de même depuis des générations. Des fois, les croyances font presque comme s'il y avait 2 sortes d'humains différents dans le canada.
    Nous n'y pouvons pas grand chose, les anglais ont eu leur chance de prendre la peine d'essayer de nous connaitre, surtout avec les débats constitutionnels du lac Meeth et Charlottetown.
    S'ils n'ont pas compris le Québec avec ces débats, ils ne le comprendront jamais.