La ministre du Revenu national Diane Lebouthillier a beau répéter que le Canada a récupéré «près de 25 milliards de dollars» qui lui ont échappé depuis deux ans en raison de l'évasion et de l'évitement fiscaux abusifs, les plus hauts fonctionnaires de son propre ministère admettent ignorer les sommes qui sont réellement retournées dans les coffres du fisc jusqu'à maintenant.
«Non, je ne peux pas vous donner ce chiffre-là», a indiqué Lisa Anawati, sous-commissaire adjointe, direction générale du secteur international, des grandes entreprises et des enquêtes, en entrevue dans les bureaux de l'Agence du revenu du Canada (ARC) à Ottawa.
La ministre du Revenu national, tout comme le premier ministre Justin Trudeau, a affirmé à plusieurs reprises qu'Ottawa était à un cheveu de mettre la main sur un pactole de 25 milliards qui lui aurait échappé.
«Pour contrer les paradis fiscaux, au cours des deux dernières années, nous avons investi près de 1 milliard de dollars qui nous a permis d'aller récupérer près de 25 milliards de dollars», a déclaré la ministre Diane Lebouthillier à la Chambre des communes, il y a trois semaines
La Presse a demandé à plusieurs reprises à l'ARC - et au cabinet de Mme Lebouthillier - les sommes précises qui avaient déjà été récupérées par le fisc canadien sur ces 25 milliards, sans succès. Après de nombreux échanges de courriels, l'ARC nous a proposé de rencontrer Lisa Anawati, qui travaille dans ce ministère depuis 1988.
Argent «identifié»
La haute fonctionnaire confirme que les 25 milliards dus au fisc ont bel et bien été «identifiés» par l'ARC au cours des deux derniers exercices financiers. De cette somme, 15,9 milliards découlent de la vérification des grandes entreprises et de vérifications internationales, 5,2 milliards, d'examens de la TPS et de la taxe de vente harmonisée, 3,3 milliards, de vérifications auprès des PME et 700 millions, d'autres sources.
Or, l'ARC ignore quelle portion des 25 milliards a été - ou pourrait éventuellement être - récupérée par le trésor public. Les contribuables qui se voient réclamer des sommes peuvent contester leur avis auprès de l'Agence ou devant les tribunaux, «et ça peut prendre des années à résoudre», a précisé Lisa Anawati.
Sur les 25 milliards identifiés depuis deux ans, seul un «petit pourcentage» est directement lié à de l'évasion fiscale et aux paradis fiscaux, a par ailleurs indiqué la sous-commissaire adjointe. «L'évasion, c'est quand une activité criminelle a eu lieu et que ça se ramasse devant les tribunaux. L'année passée, on a fait 37 condamnations, et ça a impliqué 10 millions en amendes imposées.»
Autres informations?
Comment Diane Lebouthillier peut-elle affirmer que l'ARC a récupéré «près» de 25 milliards alors que ses fonctionnaires ignorent quelles sommes ont déjà été remboursées? La députée de Gaspésie-Les Îles-de-la-Madeleine a-t-elle accès à des informations qui échappent à son propre ministère?
Bernard Boutin, directeur des communications au cabinet de la ministre, confirme que tous les chiffres cités par Mme Lebouthillier proviennent de l'Agence du revenu. Il a tenu à défendre le processus de recouvrement de l'ARC, qu'il juge «efficace». Impossible, toutefois, d'avoir plus de détails sur le pourcentage des 25 milliards qui aurait déjà été remboursé par les contribuables fautifs.
«L'an dernier, l'Agence a récupéré 52 milliards de dollars en dettes fiscales en souffrance, a indiqué M. Boutin dans un courriel à La Presse. Avec les fonds du budget de 2016, la capacité de l'Agence à recouvrer les dettes fiscales en souffrance a été considérablement renforcée. Le total de la dette en souffrance est un montant qui évolue constamment; des montants y sont ajoutés continuellement, alors que d'autres sont recouvrés.»
«Induire en erreur»
Le sénateur Percy Downe, qui scrute depuis des années les activités de l'ARC, se montre dubitatif. «L'Agence du revenu a démontré depuis longtemps qu'elle induisait les Canadiens en erreur, a-t-il avancé. Le vérificateur général du Canada l'a pincée, la semaine dernière, en prouvant que l'ARC répondait seulement au tiers des appels téléphoniques des Canadiens, et non à 90% comme elle l'affirmait.»
M. Downe a déposé un projet de loi au Sénat, il y a une dizaine de jours, en vue de forcer l'ARC à calculer «l'écart fiscal» du Canada, soit la différence entre les impôts qui devraient être perçus par l'État et ceux qui ont réellement été récoltés. Plusieurs pays, comme le Royaume-Uni, mesurent cette donnée depuis des années.
Le sénateur souhaite que l'Agence soit obligée de transmettre toutes ses données «brutes» au Directeur parlementaire du budget, afin d'éviter qu'elle ne dissimule ou ne maquille certaines informations.
Équipe spécialisée
Mireille Éthier, directrice générale, direction générale de la stratégie et de l'intégration à l'ARC, a dressé un bilan des efforts déployés jusqu'à maintenant pour mesurer l'écart fiscal. Une équipe affectée à cette question a été créée au printemps 2016, a-t-elle expliqué pendant l'entrevue avec La Presse. Ces experts ont pondu trois textes jusqu'à maintenant et ils livreront une autre étude axée sur les paradis fiscaux l'été prochain.
Mme Éthier note que l'analyse de l'écart fiscal est complexe. Le non-versement de sommes dues au gouvernement peut découler d'une série de facteurs, comme des erreurs de bonne foi ou des retards liés à des faillites. Les pourboires non déclarés et le travail au noir dans la construction contribuent aussi à creuser l'écart, ce qui rend l'identification - et la perception - des sommes impayées encore plus ardue.
«Ce n'est pas de l'argent qui est facile à aller chercher. Ce n'est pas impossible d'aller le chercher, mais si on dit [qu'il y a un écart] de 10 milliards et qu'on pourrait se retourner pour aller chercher 10 milliards, c'est un petit peu simplifier la réalité.»
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