Je suis toujours fier de passer devant notre Grande bibliothèque du Québec
(GBQ), mais encore plus d’y entrer. Je le fais d’ordinaire en empruntant
l’entrée souterraine accessible depuis le métro, car je ne veux pas avoir à
surveiller les 6300 lamelles de verre qui ornent le magnifique bâtiment.
Lorsque, au sortir de l’escalier roulant, je parcours le vaste hall et que
je pénètre enfin dans l’âtre, j’aime penser à autre chose que ses vices de
construction, car je sais que je pourrai trouver à l’intérieur des
documents précieux provenant de grandes collections. Le lecteur en manque
de « bonnes lettres » ne se limite pas aux scandales qui animent nos
journaux.
Or, à chaque fois que je me présente à la GBQ, le plus souvent au milieu
de l’après-midi, je me surprends d’y rencontrer une telle quantité de «
lecteurs ». Au rez-de-chaussée, il y a des files d’attente partout. En
attendant mon tour, il m’arrive de penser que les architectes du bel
édifice de la rue Berri ont délibérément voulu y donner l’illusion d’un
trafic incessant, un peu comme s’il fallait nécessairement rappeler à la
pléiade d’usagers que leur GBQ, telle une ruche, se trouve au cœur d’une
métropole. La preuve ? Remarquez le nombre de comptoirs de service, tous
situés au niveau R, c’est-à-dire à l’accueil : les comptoirs pour les
renseignements, les prêts, les abonnements, les retours de document, les
nouveautés et les actualités, les revues et les périodiques, les services
aux personnes handicapées, le service québécois du livre adapté (SQLA),
etc. La bibliothèque est construite sur six étages, mais la moitié des
comptoirs de service se trouve entre les nouveautés et la boutique
souvenir… La GBQ, ce n’est pas la bibliothèque de la Ville de
Saint-Léonard, ni celle du Collège Ahuntsic, c’est la bibliothèque des
bibliothèques du Québec. En ce sens, la GBQ est fort probablement une des
seules bibliothèques à vocation nationale qui ressemble à un centre
commercial.
Questions sur le projet et son succès
Comment se fait-il que, lorsque l’on a conçu et réalisé le bel ouvrage,
l’on ait oublié les files d’attente potentielles et la nécessité de sauver
le silence à la GBQ ? Ne savait-on pas que la population de la métropole
augmente ? Que les étudiants de l’UQAM y entreraient comme dans un moulin ?
La question se pose d’autant plus que nous nous souvenons que la GBQ, par
la voix de ses représentants, s’est vantée de son succès. La bibliothèque
croule sous son succès, pouvait-on entendre. Ce qui est curieux toutefois,
c’est que l’incroyable succès de la GBQ ne s’arrête plus. En effet, presque
deux ans jour pour jour après son ouverture, il y a toujours autant de
monde dans le hall d’entrée. Comment expliquer le phénomène ?
Ici, allons-y de quelques chiffres. Rappelons pour mémoire qu’en mai 2005,
à l’ouverture, l’attente pouvait durer plus de quarante-cinq minutes pour
accéder aux collections. Nous savons aussi, toujours d’après les
informations disponibles en ligne, que le nombre de visiteurs par jour
devaient originellement être de 5000 personnes, mais qu’il dépasse les 10
000 personnes. Il y a donc, si on se rapporte aux plans et projections, un
véritable succès : le nombre de visiteurs est deux fois plus élevé que
prévu. Cependant, quelque chose me dit que le nombre de visiteurs ne
témoigne pas toujours de la qualité et du succès…
Une comparaison
Pour illustrer mon propos, j’oserai une comparaison. Quand je séjournais à
Berlin, je me rendais souvent à la Staatsbibliothek zu Berlin (SBB) /
Preußischer Kulturbesitz, qui est la bibliothèque nationale allemande. Or,
à l’instar de l’histoire allemande, cette institution est aujourd’hui
réunifiée. La SBB occupe deux sites distincts, notamment pour favoriser la
recherche et répartir l’affluence : Unter den Linden 8 (ancien) et
Postdamer Strasse 33 (nouveau), qui est le lieu principal. Le magnifique
édifice érigé sur Postdamer Strasse, dessiné par H. Scharoun et mis en
service en 1978, ne propose que 910 places assises, tandis que notre GBQ en
propose 2500. Mais où est donc le problème ? C’est que le caractère ouvert
de la SBB masque le nombre de visiteurs. Partout y perçoit-on le silence et
la grandeur, l’espace et la lumière, c’est-à-dire l’atmosphère propice au
travail intellectuel et à la recherche. Nostalgique, je me rappelle les
fins de journées passées à l’abri, en face de la Gemäldegalerie, un musée
national, et le Philharmonie, à lire. De mémoire, je ne me souviens pas
d’avoir connu à Berlin – mais je dois admettre que je veillis - de grandes
files d’attente, ni à la bibliothèque, ni à la banque. Les Allemands, c’est
connu, n’apprécient pas attendre, et quand ils doivent patienter, ils se
montrent d’un civisme exemplaire. Les files d’attente étaient non seulement
inexistantes, au prêt comme au comptoir de renseignements, mais on ne
sentait pas la pression de notre ruche montréalaise, celle qui nous oblige
à descendre trente minutes avant notre heure de départ pour attendre en
ligne dans l’entrée.
Si j’ai comparé ces bibliothèques nationales, dont les agglomérations sont
en gros les mêmes mais les histoires très différentes, ce n’est pas pour
dénigrer la nôtre, mais simplement pour demander si la SBB, qui ne connaît
pas les files, pourrait se vanter de son succès. Est-ce qu’une bibliothèque
doit son succès à son affluence seulement ? Une bibliothèque nationale,
n’est-ce pas le lieu qui conserve le meilleur du passé, donne le plus d’air
et de lumière, tout en évitant le trafic, les files d’attente interminables
et l’asphyxie ?
Dominic DESROCHES, bibliophile, Montréal
L’auteur a fait une partie de ses études doctorales à Berlin, en
Allemagne.
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/spip/) --
Notre Grande bibliothèque du Québec
... et ses files d'attente
Tribune libre - 2007
Dominic Desroches115 articles
Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Eti...
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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.
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1 commentaire
Jean Pierre Bouchard Répondre
2 avril 2007Je suis usager de la BNQ. C'est un service et un atout culturel appréciable. J'en profite de cette tribune pour rappeler à ses responsables que le service audio visuel est fantastique avec ses milliers de films documentaire et de fiction gratuit.
Dans l'esprit de Vigile, j'aimerais dire à ses responsables que l'achat de films américains doit se faire à la condition que ceux ci soient sous titrés ou traduits en français, trop de films U.S de répertoire sont disponibles en anglais sous-titrés seulement en espagnol! Que l'achat de films français de France doit s'améliorer (plus d'une copie) même si le répertoire français connaît des problèmes de distribution au Québec à cause des zones 1 et 2 en DVD.
Le combat pour le français se retrouve également à la BNQ. C'est aussi un bon endroit pour y entendre plusieurs langues parlées et vérifier indirectement l'usage du français chez les nouveaux arrivants. L'immigration francophone récente fait sentir sa présence provenant surtout de l'Afrique du Nord et un peu en provenance d'Amérique du Sud. Néanmoins on trouve encore un bon nombre d'immigrants s'adresser en anglais aux comptoirs divers et réussir bien sûr à obtenir les réponses en anglais. Je ne parlerais pas trop bien sûr de clients de la minorité anglophone qui ne parlent pas un mot de français, ils ne sont pas tous bilingues.
La situation du français à Montréal s'est améliorée relativement entre 1976 et 1995, maintenant une nouvelle régression est en cours, la moitié de l'immigration se dirige vers l'anglais et les départs en banlieue n’arrangent rien.
Positivement l'affichage en français de la BNQ tout comme son incitation à connaître des auteurs québécois comme Gaston Miron est indiscutable.