Quels sont les grands évènements culturels et médiatiques que vous retenez de l'année 2014?
D'abord, la notion d'évènement médiatique me semble aujourd'hui problématique. En effet, plus encore que l'année précédente, l'accélération du temps médiatique a été un phénomène frappant. Est-ce que quelqu'un se souvient encore que nous avions commencé l'année 2014 avec Jean-Marc Ayrault comme Premier ministre? Est-ce que quelqu'un se souvient encore qu'en début d'année, un Boeing de la Malaysia Airlines a disparu sans que personne ne sache ce qu'il est devenu? Un évènement chasse l'autre dans un maelstrom permanent. Cette course folle derrière l'actualité est probablement l'un des faits marquants de cette année.
Autre phénomène important qui concerne plus spécifiquement la France, l'accélération de la destruction du modèle français, en particulier de son modèle d'agriculture et donc son mode de production et de vie. De ce point de vue-là, la ferme des mille vaches est un symbole absolument magistral. Alain Finkielkraut a d'ailleurs considéré lui-aussi qu'il s'agissait d'un évènement majeur. Derrière cette autorisation de construire une ferme-usine totalement concentrationnaire, il y a la négation absolue de tout ce qui fait le modèle français de production agricole et de tout ce qui a fait l'identité de la France.
Enfin, on a constaté cette année l'émergence d'un discours qu'on pourrait qualifier de «transhumaniste», avec le développement de la robotique, mais aussi ce fantasme d'une humanité qui se déplacerait sur Mars ou ailleurs pour chercher les ressources que la Terre ne pourrait plus nous fournir, faute d'avoir été préservée. On a entendu ce genre de choses à l'occasion de l'envoi de la sonde Rosetta par l'Agence Spatiale Européenne, comme à travers la communication autour des différents projets de conquête spatiale, même les plus délirants (voir par exemple cette entreprise néerlandaise qui prétend envoyer des colons sur Mars d'ici 2024). Entre ces fantasmes et ceux de développement d'une humanité augmentée par l'informatique, les nanotechnologies ou la génétique, nous voyons émerger des projets de transformation, certains diront de négation, de l'humanité dans ce qu'elle a de spécifique. C'est un phénomène qui me paraît également fondamental.
Il ne s'agit pas d'évènements ponctuels, mais plutôt d'évolutions qui s'amplifient et qui, en 2014, ont constitué le paysage intellectuel et médiatique.
Et sur le plan politique?
L'évènement politique de cette année 2014 est probablement l'affirmation d'un pôle libéral qui promeut la même politique à droite et à gauche. Il est d'ailleurs insupportable d'entendre les médias commenter le «tournant social-démocrate» ou «social-libéral» de François Hollande. Arrêtons les arguties: le PS est désormais libéral, sans aucune ambiguïté. Pour le dire simplement, le véritable pouvoir est détenu en France par le système bancaire (d'où provient la haute administration de Bercy) et la grande distribution, sur des directives fixées à Bruxelles: rien n'est fait sans l'aval direct ou indirect de ces trois entités. Or, l'arrivée de Manuel Valls à Matignon, la nomination d'Emmanuel Macron au ministère de l'économie, la mise en avant d'Alain Juppé comme homme politique de l'année, traduit la convergence idéologique de ceux qui défendent la normalisation libérale de la France et son adaptation aux règles du libre-échangisme mondialisé. Autrement dit, on a le choix entre Coca-Cola et Coca-Cola. Encore une fois, il ne s'agit que de l'affirmation: ce pôle existe depuis trente ans, c'est d'ailleurs ce qui explique en partie l'état économique et idéologique de la France, mais ses partisans n'assumaient pas cette convergence.
Le paradoxe est que tous ces gens prônent des idées libérales sur le plan économique, mais se présentent comme défenseur de valeurs qui seraient beaucoup plus républicaines, notamment sur les questions d'immigration ou d'identité. Ils n'assument pas le fait que leur conception totalement atomiste de l'être humain, tel qu'elle se développe dans leur vision économique, est en contradiction absolue avec le discours qu'ils tiennent sur le plan des mœurs et de l'évolution de la société.
L'explosion du clivage droite gauche que vous appelez de vos vœux est-elle en train de se produire?
Malheureusement non, car face à ce libéralisme libertaire qui ne dit pas son nom, nous assistons à la dissolution de toutes les alternatives à l'exception du Front national, ce que je trouve particulièrement dangereux. Le mouvement d'effacement ou de réduction des discours alternatifs à ce pôle libéral se poursuit. Tous les gens qui veulent faire émerger d'autres idées sont de plus en plus et encore plus systématiquement associés au FN et accusés de faire son jeu.
Face à ce pôle libéral, il semblerait qu'on assiste à la naissance d'un véritable mouvement conservateur. Vous inscrivez-vous dans celui-ci?
Il y a en France aujourd'hui une radicalisation de beaucoup de gens qui ne supportent plus d'être niés ou renvoyés à des extrêmes. Mais cette radicalisation me semble néfaste. Face à la criminalisation des pensées alternatives, il serait dangereux d'abandonner toute nuance et de renoncer à toute ligne profondément républicaine. Prenons pour exemple la Manif pour tous: on a vu se lever à travers les premières manifestations un mouvement de fond, celui d'une France pacifique et conservatrice, qui voulait simplement que soit respectée une certaine vision de la famille et de la société. En rejetant ces gens, en les traitant d'homophobes, en les méprisant ostensiblement, le gouvernement a joué la politique du pire. Il a sciemment offert un boulevard aux franges les plus radicales - et réellement homophobes - qui se sont emparées du mouvement et ont capitalisé sur cette vague d'indignation. On a glissé de la Manif pour tous à Civitas et à Jour de Colère, des familles gentiment conservatrices aux semi-fascistes criant «mort aux Juifs» dans les rues de Paris.
Il y a des excès de toute part et des fractures idéologiques qui se creusent. La responsabilité aujourd'hui n'est pas de creuser un peu plus les fractures, mais au contraire d'essayer de maintenir des nuances de pensée. L'émergence de mouvements «conservateurs» ou «réactionnaires», et ces mots ne sont pas des insultes dans ma bouche, nous dit quelque chose de l'état de la société. Pour autant, si cela doit se traduire par plus de violence, par plus de virulence et de caricature, cela ne me convient pas.
Que révèle selon vous le succès du livre d'Éric Zemmour et les polémiques qui en sont nées?
Le succès du livre d'Éric Zemmour nous raconte là aussi un état de la société française. Il y a des gens qui ont fait de l'achat de ce livre et de la défense de celui-ci une sorte d'étendard car ils en ont assez qu'on les renvoie dans les marges, qu'on nie leurs idées et leurs pensées. Cela participe du mouvement de radicalisation que je décrivais. Et l'éviction d'Eric Zemmour d'I-Télé est une étape de plus dans la politique du pire menée par des élites médiatiques et politiques qui n'existent que par les diables qu'elles se choisissent ou qu'elles s'inventent. Tout défenseur de la démocratie ne peut qu'être consterné par cette décision.
Le livre d'Eric Zemmour est une construction intellectuelle passionnante dont il faut débattre. Et quand le Premier ministre, Manuel Valls, dit qu'il ne faut pas le lire, on est dans l'absurdité la plus totale et la négation du débat politique. Il faut bien sûr lire ce livre pour pouvoir dire de manière nuancée ce qu'on en pense. Pour ma part, il y a des idées dans ce livre que je partage, notamment sur le plan économique, dans l'analyse des évolutions du capitalisme financier et des institutions européennes. D'autres sont à discuter, tant il est vrai qu'Eric Zemmour évolue de plus en plus vers une pensée systématique qui a tendance à pousser à l'extrême tout raisonnement et toute pensée en en ôtant les nuances. Il y en a d'autres enfin avec lesquelles je suis radicalement en désaccord. Et l'on peut inclure dans ce lot ses propos sur Vichy, ses excès en tout genre sur l'assimilation (je crois pour ma part à l'intégration, qui est le fondement de la pensée républicaine) ou sa critique des Lumières (qui relève d'ailleurs d'une mauvaise lecture de Jean-Claude Michéa.) Enfin, je crois que le rapport aux femmes d'Éric Zemmour relève de la psychanalyse! (Rire)
Qu'est-ce qui vous rapproche et qu'est-ce qui vous distingue de la pensée d'Éric Zemmour?
Je trouve problématique que le débat politique tourne autour d'Éric Zemmour. Il s'agit d'un intellectuel et d'un polémiste de talent dont le travail m'intéresse. Pour autant, j'estime ne pas avoir à me positionner sur l'échelle du zemmourisme! Cela dit, je peux discuter avec lui, débattre avec lui, et même critiquer certains points de son travail. Je trouve par exemple ce qu'il écrit sur Vichy inacceptable. Il accepte de fait dans son raisonnement la distinction opérée par Vichy entre juif français et juif étrangers, et surtout entre Juifs et non Juifs. En cela, il accepte la logique même des antisémites. Que ce soit pour étayer une démonstration sur l'influence de Paxton n'y change rien. Je trouve tout aussi inacceptables ses ambiguïtés concernant l'avenir des musulmans de France (quels que soient les mauvais procès sur le mot «déporter» qu'il n'a pas employé): je dis au contraire qu'ils sont citoyens français et que leur avenir est dans la République française, avec toutes ses valeurs et tous ses principes.
En revanche, parlons de tous les chapitres qui traitent de la financiarisation de l'économie, et de son analyse de la construction européenne. Là, je suis d'accord, même si ma cohérence intellectuelle me pousse, dans cette logique, vers la défense d'une économie locale, écologique et décroissante quand lui reste encore très productiviste (sans doute en partie par détestation des Verts, qu'il assimile encore à l'écologie politique).
Comme tout livre, Le Suicide français mérite réflexion. Mais, ramener l'ensemble du débat politique à ce livre me semble profondément réducteur et participe de la polarisation dramatique de la vie intellectuelle et politique. Il est, selon moi, plus intéressant de parler de l'état de la France que de se concentrer sur tel ou tel personnage qui serait le diable absolu ou au contraire un nouveau gourou. Et je m'inquiète de voir des apprentis sorciers s'imaginer que l'on peut priver de parole quelqu'un qui représente indéniablement un courant de pensée majeur dans la France actuelle. Comme je m'inquiète de voir certains lecteurs d'Eric Zemmour le traiter comme un gourou et répéter ses expressions favorites comme des mantras (Bossuet est désormais usé jusqu'à la corde, à force de servir à tous les zemmouriens qui croient prouver leur cohérence intellectuelle en dénonçant «ceux qui déplorent les conséquences dont ils chérissent les causes»: les éléments de langages ne servent pas seulement aux communicants politiques…). Les maîtres à penser, quels qu'ils soient, sont dangereux. Surtout quand ils poussent leurs raisonnements jusqu'à l'extrême pour exciter les inquisiteurs. Mais il est si grisant de se sentir un rebelle. Les vrais maîtres, au contraire, sont ceux dont on s'émancipe pour penser par soi-même.
Sur le plan personnel, pourquoi avoir choisi de rejoindre Canal + et le plateau du Grand journal?
Je pense qu'il ne faut jamais s'encroûter au même endroit, qu'il n'y a rien de pire que de prendre des habitudes. J'essaie de lutter contre la facilité en allant toujours là où je me lance des défis à moi-même: aller face à un public qui ne m'est pas acquis, aller parler à des gens qui n'ont pas forcément les mêmes idées et la même vision du monde que moi, essayer d'être efficace et de me faire entendre. J'aime les terres de mission.
Que répondez-vous à ceux qui vous reprochent de céder au politiquement correct?
Il faudrait se mettre d'accord: tandis que certains me reprochent de me trahir et de me normaliser, d'autres m'accusent de «kidnapper Canal +» pour y faire passer ma pensée réactionnaire. On en revient toujours à ce même manichéisme. Chacun accuse l'autre de ne pas être dans le bon camp. Si la France en est là, je crains le pire pour l'avenir. Pour ma part, je demande seulement qu'on écoute mes propos dans leur complexité, en faisant abstraction des préjugés, des étiquettes médiatiques… Et tant que les anathèmes viennent des deux côtés, qu'on me demande dans des interviews d'où je parle, où je me situe, c'est bon signe…
Justement, n'y a-t-il pas, malgré tout, des raisons d'espérer en 2015?
Il y a des prises de conscience et des mouvements de la société qui laissent penser que les gens, à titre individuel, essaient de reprendre en mains leur destin et leur vie, c'est-à-dire de retrouver ce qui fait le fondement de la République, à savoir la souveraineté. Il y a d'abord la question de la souveraineté individuelle, par l'émancipation et le savoir, par la capacité à se réapproprier ses choix, ce que l'on mange, ce que l'on consomme, ce que l'on pense. C'est par ces petites choses très concrètes que le pays va se reconstruire: par la façon dont l'on consomme, dont l'on vit, dont l'on agit. Il y a aussi la question de la souveraineté nationale, c'est-à-dire la capacité du peuple rassemblé à choisir son destin. C'est évidemment la condition de la démocratie. Est-ce que cette demande de souveraineté va se traduire politiquement? Difficile à dire tant l'offre politique ne va pas dans ce sens: tout est fait au contraire pour réduire au silence les alternatives. Mais cet immense appétit des Français pour la souveraineté prouve qu'ils croient encore en cette construction politique qu'on appelle la République. L'urgence en 2015 est d'entendre cet appétit, plutôt que de laisser croître leur colère.
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