L'Italie accueille la grande majorité des migrants qui arrivent en Europe. Des migrants qui se joignent aux plus de 200 000 réfugiés actuellement hébergés dans des camps du sud du pays en attendant que leur dossier soit analysé. Des milliers de personnes démunies et vulnérables que certains n'hésitent pas à exploiter, notamment dans l'industrie agricole.
Les étals du marché extérieur de Reggio débordent d’énormes oranges et de tomates bien rouges ces jours-ci. La récolte a été bonne, et les vendeurs s’époumonent en annonçant leurs tarifs pour attirer les clients. Parmi eux, Antonella est celle qui tient le plus gros comptoir. Très fière, elle nous montre ses citrons, ses choux, ses patates et bien sûr… ses tomates!
« C’est plus compliqué de faire les récoltes de nos jours », dit-elle. « Les jeunes partent pour la ville, les vieux ne peuvent plus faire le boulot, donc on doit faire appel à la main-d’oeuvre qui est disponible sur le marché. »
Un peu plus loin, Francesco, 70 ans, cheminot à la retraite, achète son lot hebdomadaire de courgettes. Il dit qu’il sait bien que ce sont des migrants qui font les récoltes. « Ces gens travaillent dans des conditions très difficiles et sont peu payés, des vrais esclaves! », confie-t-il. Mais il ajoute : « Que voulez-vous qu’on y fasse? Malheureusement, tout est contrôlé par la mafia, ici… »
Comme des milliers d’autres migrants fraîchement débarqués sur les côtes italiennes, Landing Jallow, un Gambien de 23 ans, travaille dans les orangeraies de Calabre pour survivre. Chaque matin, il se lève à 6 heures, il saute sur son vieux vélo et se rend au point de rendez-vous établi par les caporaux – intermédiaires embauchés par les producteurs agricoles – dans l’espoir d’obtenir un travail journalier.
Deux fois sur trois, il revient bredouille. Quand il est choisi, il s’entasse avec d’autres dans la camionnette du caporal qui les emmène à une ferme. « La journée de travail dure environ 10 heures », nous dit le jeune homme. « Je touche entre 20 et 25 euros (NDLR : entre 30 et 36 $ CA) par jour », dit Landing. « Mais le caporal nous enlève 5 euros pour le transport et 5 euros pour le sandwich et la bouteille d’eau. »
Les cueilleurs ne rencontrent jamais les producteurs agricoles. Ce sont les caporaux qui supervisent tout le travail. Ils sont en général eux-mêmes d’anciens cueilleurs, également immigrés, qui ont réussi à s’acheter une camionnette. « Parfois, ils sont durs avec nous », raconte Landing. « Ils disent : fais ceci, fais cela… Ils veulent tirer le maximum. Et ils nous disent : si tu ne fais pas ce que je dis, je te remplace par quelqu’un d’autre. Ils n’ont aucun sentiment, ils disent : travaille, travaille, travaille. On n’a pas le choix ».
Landing Jallow et ses amis habitent dans un camp insalubre de 400 à 500 personnes, près du village de Polistena, dans le sud de la Calabre. Les autres cueilleurs présents dans le camp confirment ce que dit Landing. Les caporaux sont parfois très rudes, ils les frappent au besoin pour asseoir leur autorité.
Parfois, certains cueilleurs s’évanouissent en plein champ parce qu’ils sont déshydratés. Ils refusent l’eau du caporal pour économiser.
À Polistena, dans le centre-sud de la Calabre, l’ONG italienne Emergency a ouvert une clinique médicale pour traiter les nombreux problèmes de santé de ces travailleurs sans statut. L’infirmier Jean De Dieu Bihizi souligne que ceux-ci se blessent avec les outils parce qu’ils sont épuisés. Des cas de pneumonie et de tuberculose sont aussi apparus récemment dans la communauté.
« Ils travaillent du matin au soir et quand ils rentrent au camp, ils n’ont pas d’eau, pas d’électricité », dit l’infirmier. Il est bien conscient que ce travail est illégal et contrevient aux lois italiennes, mais il avoue son impuissance à dénoncer ce qui se passe.
« On ne peut pas dénoncer parce que dans la zone, il y a la Ndrangheta, la mafia la plus puissante au monde. C’est très dangereux. Et si on veut continuer à aider, à soigner les gens, il faut sauver ce qu’on peut, c’est très délicat », ajoute-t-il.
De l'esclavage moderne
« C’est de l’esclavage moderne », dénonce la procureure Marisa Manzini. Avec son équipe, elle a mené une enquête qui a conduit à l’arrestation de 16 personnes en mai dernier : des propriétaires de ferme, des caporaux intermédiaires, mais aussi des responsables mandatés par l’État pour accueillir et héberger les migrants.
« Notre enquête a démontré que certains directeurs d’un centre d’accueil étaient eux-mêmes impliqués dans l’embauche. Et ces directeurs continuaient à percevoir les aides financières de l’État sans rendre les services prévus », dit-elle.
Selon Mme Manzini, cette pratique est largement répandue dans le sud de l’Italie. L’exploitation des migrants s’étend également au secteur de la construction. La procureure est constamment accompagnée par deux policiers. Cette protection est nécessaire à cause d’autres enquêtes qu’elle a menées et qui ont permis l’arrestation de membres de la mafia calabraise, la Ndrangheta. La procureure Manzini mène actuellement d’autres enquêtes sur le travail illégal des migrants.
« Je tiens à préciser que cette dernière enquête n’a pas permis d’établir un lien entre les agriculteurs et la mafia, ajoute-t-elle. Mais on peut faire une déduction logique : sachant que le territoire calabrais est contrôlé par la Ndrangheta, il y a un lien possible. Il est très possible que les prochaines enquêtes le démontrent ».
Yvan Sagnet, l’immigrant résistantsistant
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Cet abus des migrants ne date pas d'hier. De son Cameroun natal, Yvan Sagnet avait choisi l’Université de Turin, en Italie, pour étudier le génie informatique. Et, en 2007, il a réussi à y être admis. Mais sa vie a complètement basculé quand sa bourse d’études a pris fin prématurément. Il avait besoin d’argent, un ami lui a parlé de la récolte des tomates dans le sud de l’Italie.
Il raconte : « Je n’avais pas vraiment le choix, je voulais préparer ma prochaine année d’études, alors j’ai fait ma petite valise et je suis allé au sud ».
Le jeune Camerounais découvre alors un monde parallèle où les immigrants sont parqués dans des camps insalubres, ne gagnent que quelques euros par jour et sont traités comme du bétail par des contremaîtres qu’on appelle, ici aussi, les caporaux.
« J’ai dit : il faut faire quelque chose! ». Yvan Sagnet a convaincu les 800 Africains qui vivaient dans le camp d’arrêter de travailler. Pour la première fois, des travailleurs immigrés osaient faire la grève en Italie. Blocage de routes, reportages dans les médias, le groupe a réussi à alerter l’opinion et à attirer l’attention des pouvoirs publics. La confrontation de 2011 a duré 45 jours.
« Pour moi, c’est un système de complicité entre les institutions, les autorités et les puissants producteurs agricoles. Donc nous, pauvres travailleurs, organiser une grève dans un contexte comme celui-là, c’était comme David contre Goliath! Mais on était déterminés », raconte Yvan Sagnet.
Sous cette pression, les autorités décident alors d’ouvrir une enquête. Le résultat est spectaculaire : le gouvernement adopte une première loi contre le travail au noir. Vingt-deux personnes sont arrêtées et accusées. Le procès s’éternise, il est toujours en cours. Et Yvan Sagnet est aux premières loges.
« Je suis le témoin principal à ce procès et quand je vois les agriculteurs assis au banc des accusés, c’est une grande satisfaction. Personnellement, j’ai reçu des menaces de mort, j’ai échappé à des fusillades et je reçois encore des coups de fil. Je suis toujours en danger », dit-il.
Yvan Sagnet est maintenant connu dans toute l’Italie. L’ancien petit cueilleur camerounais a été décoré par le président italien du titre de chevalier de l’Ordre du mérite.
« Je suis content, je dois l’admettre. Je viens de loin! Mais cela ne nous éloigne pas de nos objectifs. De 2011 à aujourd’hui, il y a eu du progrès, que ce soit sur la mise en place de nouvelles normes ou encore des enquêtes de la police. Mais sur le terrain, les conditions de travail sont toujours les mêmes, les contrats au noir existent toujours. Au moins, il y a une dynamique en place ».
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