Dès que j’ai pu lire, j’ai lu. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai lu des livres. Des livres pour enfants, d’abord. Puis des bandes dessinées. Et quelque part vers la 3e année, mon premier livre « sans images ». Le Club des cinq ? Probablement Le Club des cinq.
Ado, j’ai lu en cachette de mon père, au lit, à la lueur de mon buste de Jésus (je n’invente pas ça, j’ai grandi dans une époque qui était la queue de la comète catholique, si je me force, je me souviens du Notre Père et un de mes premiers livres fut La Bible illustrée…).
Ado, je lisais tout le temps : l’été, je ne faisais que deux choses, jouer au soccer et lire. Stephen King, Tom Clancy, Mary Higgins Clark, toutes sortes de thrillers et de livres épars sur le sport, l’Histoire et les phénomènes « inexpliqués ». En quatrième secondaire, j’ai lu Tempête rouge de Clancy, 656 pages, comme d’autres lisaient Tintin.
Jeune adulte, même chose. Je lisais tout le temps, partout. Encore des thrillers, puis des choses plus costaudes, plus « littéraires », mais pas forcément. J’ai plongé dans des essais, dans les idées.
J’ai lu des livres partout : dans le salon, dans la cuisine, dans des abribus, dans des autobus, dans des trains, dans des avions, dans des gares, dans des aéroports, au petit coin – 17,6 % au moins de ma culture générale a été acquise au petit coin – dans des haltes routières, au bureau, dans des bibliothèques, dans des restaurants, sur des rochers au bord de rivières qui coulaient au bout du monde…
Je lisais partout parce que je lisais tout le temps, moins pour apprendre et me cultiver que parce que lire des livres était une façon formidable de tuer le temps.
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Je regarde dans le rétroviseur et je me demande où est passée cette personne qui lisait tout le temps des livres. Ce n’est pas juste que l’adolescence est un temps où on a du temps, parce que je lisais tout le temps au sortir de l’adolescence, jeune adulte.
Il s’est passé que je suis devenu plus occupé avec le travail, la carrière naissante, ça fait 8, 9, 10 heures de moins où on peut plonger dans un livre, bien sûr.
Il s’est passé que l’époque a changé, aussi. Aussi ? Je corrige : surtout.
Je sais exactement le moment où j’ai commencé à lire moins de livres. Autour de 2001, 2002, quand l’internet est devenu accessible par WiFi.
Avant ça, l’internet était accessible à travers un ordinateur relié à un fil, à la maison ou au bureau. L’internet était comme le téléphone à roulette. L’internet, comme le téléphone à roulette, était attaché à un fil.
Puis, est apparu le WiFi.
Soudainement, je pouvais me coucher dans le divan avec mon portable et « surfer ». Je pouvais m’endormir avec mon portable dans mon lit… Et même le traîner au petit coin.
À la fin de cette décennie des années 2000 s’est répandu l’iPhone, fer de lance des téléphones intelligents. On s’est mis à traîner l’internet partout : dans le salon, dans la cuisine, dans les abribus, dans les autobus, dans les trains, dans nos autos, dans les avions qui ont le WiFi à bord, dans les gares, dans les aéroports, au petit coin, dans les haltes routières, au bureau, dans les bibliothèques, dans des restaurants et sur des rochers au bord de rivières, au bout du monde…
Le Salon du livre vient de finir et il y a ce manifeste « On a tous besoin d’histoires » qui y a été présenté par un groupe mené par l’auteure jeunesse Marie Barguirdjian, qui veut remettre le livre au centre de la vie des enfants en insistant en 14 points sur l’importance – pour les individus et pour l’humanité – des histoires, de lire des histoires.
Mme Barguirdjian et les cosignataires du manifeste « On a tous besoin d’histoires » plaident pour que la littérature jeunesse soit un tremplin pour que les histoires initient nos enfants à la lecture en interpellant les parents, les éducateurs, les politiciens, les journalistes et les professionnels de la santé.
Tout ce qu’on y lit est vrai et pertinent, des conseils aux parents pour initier les enfants aux livres à l’appel aux médias pour plus de place à la littérature jeunesse.
J’en cite un bout, essentiel : « Nous sommes en 2019 et on ne cesse de nous bombarder de chiffres reliés au décrochage scolaire ou au taux d’analphabètes. Ici et là, on offre des milliers de livres, mais ce n’est pas parce que l’on donne des livres que l’on fait de nos enfants des lecteurs pour la vie. »
Je lisais le manifeste et je ressentais un sentiment d’échec, en tant que parent. Comment se fait-il que je n’aie jamais su transmettre à mon fils ce goût de la lecture, ce goût des livres ? Je le prends comme un échec personnel, parental. Et le manifeste n’a rien fait pour adoucir mon sentiment de culpabilité : « On dit souvent que pour devenir lecteur, il faut voir lire – alors soyons des modèles et lisons… »
En grandissant, m’a-t-il vu lire des livres ?
Un peu. Si peu… Il ne m’a pas vu lire.
M’a-t-il vu le nez dans mon téléphone ?
Ah, ça, oui… Tout le temps.
Je ne dis pas que c’est juste ça qui influence nos enfants, juste le fait de ne pas nous voir lire des livres souvent, nous, les adultes. Mais ça fait partie de l’équation.
Ajoutez à cela l’époque, comme je disais. L’époque et ses distractions. Ado, je n’avais que deux façons de tuer le temps : le sport et les livres. Mais si j’avais 14 ans aujourd’hui, je n’aurais pas assez de mille vies pour tuer le temps avec les millions de distractions offertes dans la petite fenêtre de mon téléphone.
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Le Salon du livre vient de finir. J’ai croisé à la Place Bonaventure des centaines d’ados excités comme le sont les ados quand ils sont contents de ne pas avoir d’école.
Étaient-ils heureux de se frotter aux livres ou de ne pas avoir de cours de maths, en cet après-midi ?
Je ne sais pas. Je ne suis pas dans leurs têtes.
Mais je sais que dans les entrailles de la Place Bonaventure, sur les trottoirs qui la bordent et au Starbucks en face, partout où je les croisais, ils avaient à peu près tous un œil sur leur téléphone intelligent.