Huit ans après la mort de Kadhafi, la Libye a tout d’un Far West africain. Au milieu du chaos, deux hommes se disputent les rênes d’un pseudo-Etat divisé, sous l’œil inquiet des grandes puissances régionales et mondiales: le maréchal Haftar et Fayez el-Sarraj.
La politique des petits pas. C’est ce qui semble s’instituer en Libye après les accords signés, le mercredi 27 février à Abu Dhabi sous l’égide de l’Organisation des nations unies, entre les deux principaux acteurs politiques du pays : le chef du gouvernement d’union basé à Tripoli, soutenu par l’Organisation des Nations unies (ONU) et l’Union européenne, Fayez el-Sarraj d’un côté ; et de l’autre, le maréchal Khalifa Haftar, homme fort de l’est libyen dirigeant l’Armée de libération nationale.
« Les deux parties se sont entendues sur la nécessité de mettre fin à la période de transition à travers des élections générales mais aussi sur les moyens de préserver la stabilité de la Libye et d’unifier ses institutions », a déclaré la Mission d’appui des Nations unies en Libye (la Manul) dans un tweet en arabe, après une réunion longtemps restée secrète et non suivie d’annonces. Seulement, dans les faits, rien ne change : aucun calendrier électoral n’a pu être mis en place dans ce pays en proie au chaos depuis huit longues années.
Sur les cendres de Kadhafi…
Fin mai 2018, le président Macron avait déjà réuni à Paris les principaux acteurs du conflit libyen pour planifier des élections générales qui devaient se tenir le 10 décembre 2018. Les deux hommes forts du régime étaient présents. Mais, dès le départ, les analystes du Quai d’Orsay avaient conseillé à l’Elysée de repousser ces échéances : pays fragmenté, guerre entre clans rivaux et économie chancelante empêchaient de fixer une date favorable à de telles échéances. Ce qui devait être un coup diplomatique pour le jeune président français est apparu comme un fiasco.
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Car, depuis la mort de Kadhafi, fin 2011, le pays s’est transformé en Far West que beaucoup d’éléments extérieurs aimeraient maîtriser : l’Italie, ancienne puissance coloniale qui avait renoué contact sous Berlusconi, une Russie qui depuis la Syrie cherche à élargir « son Orient », les Etats-Unis, la France… Depuis la chute du régime, deux entités politiques et des dizaines de milices tribales et islamistes se combattent.
Zizanie au pays de l’or noir
Ce pays est une mine d’or, noir pour le coup, et l’objet de trop de convoitises. Neuvième producteur de l’Organisation des Pays exportateurs de Pétrole (OPEP), la Libye dispose de la première réserve d’Afrique. C’est cette richesse naturelle qui avait fait la force du régime de Kadhafi, tour à tour allié et ennemi juré des occidentaux.
La supercherie sarkozyste prétextant apporter la démocratie dans la région n’est plus un secret pour personne, mais l’impact est au-delà ce que l’on pouvait imaginer. Kadhafi n’était pas un enfant de cœur, mais sa chute a précipité ce jeune pays, fruit d’une colonisation italienne débutée en 1911 et indépendant depuis 1947, dans le chaos. Le territoire est passé d’un Etat policier à une anarchie dans laquelle différents clans rivaux se partagent un des plus vastes territoires africains. Le quatrième après l’Algérie, la République démocratique du Congo et le Soudan.
A Tripoli, la capitale, un gouvernement d’union nationale est dirigé par Fayez el-Sarraj. Une coalition de plusieurs partis est soutenue par les Occidentaux, de l’Union européenne à l’ONU. Cet architecte de formation devenu un homme d’affaires prospère a été reconnu en 2016 comme le représentant du gouvernement légal du pays. Mais son pouvoir est contesté. A l’est, autre son de cloche, un Parlement élu démocratiquement est dirigé par l’Armée nationale libyenne du maréchal Khalifa Haftar.
Haftar à la conquête du sud-ouest
Haftar, l’ « Officier libre » au sens strict du terme. Mégalomane pour certains, charismatique pour d’autres. Un Massoud de la Cyrénaïque. Un homme qui a combattu sur le terrain, les armes à la main. De la guerre du Kippour au Tchad en passant par les centres d’entraînements de Langley, c’est un soldat-né, couvert de médailles. Habile, cultivé, sûr de lui. Originaire de Syrte, la même ville que Khadafi, il fut très vite en butte à l’autoritarisme du « guide de la révolution ». La rumeur à Tripoli fait de lui un homme des Français. Mais c’est un tout autre acteur qui l’appuie en sous-main.
Haftar et le territoire de la Cyrénaïque sont soutenus par l’Egypte de Sissi. La région a toujours été culturellement et économiquement intégrée. Les deux hommes ont beaucoup de points communs. Militaire de carrière, ils sont favorables à un pouvoir autoritaire et opposés aux Frères musulmans. Depuis plusieurs années, l’armée égyptienne arme et entraîne les hommes du maréchal. Une vidéo du 19 février, montre une coopération bien plus étroite. A Derna, dans l’est du pays, des soldats égyptiens se battent avec les soldats libyens contre le gouvernement de Tripoli. Cette vidéo a créé la polémique car aucun pays occidental ne veut voir une ingérence africaine dans un pays à la situation déjà si complexe. Sans compter que les troupes d’Haftar gagnent du terrain.
Depuis janvier, le maréchal s’est lancé dans la conquête du sud du pays, le Fezzan de la colonne Leclerc, vaste territoire désertique où se cachent des groupes islamistes et des groupes rebelles venus du Tchad. Jusqu’à se rapprocher progressivement des champs de pétrole. El-Sarraj et Haftar négligent cette région longtemps marginalisée, dénuée d’infrastructures routières ou de services. La brigade de Misrata, alliée d’el-Sarraj, protectrice de la région, a été jusqu’à fermer les puits de pétrole pour protester contre le manque de moyens techniques. Or, Haftar et ses hommes sont parvenus à rallier les tribus locales. Ils se sont emparés, sans heurts, de Sebha, chef-lieu de la région, ainsi que d’Al Charara, l’un des principaux centres pétroliers.
Le maréchal se rêve en pacificateur, en nouveau « raïs » (président). Il veut apparaître aux yeux des Occidentaux, du Tchad et de l’Egypte comme le seul homme capable d’asseoir l’autorité de l’Etat en Libye.
Une bombe à retardement
Aujourd’hui, le pays, plus que les élections ou le pétrole, inquiète les pays occidentaux pour deux raisons.
La première est l’émigration subsaharienne. Le territoire est devenu le terrain de jeu de passeurs sans scrupules, qui organisent pour des sommes colossales le départ vers l’Europe de milliers de migrants venus du Sud sur des embarcations de fortune, transformant la Méditerranée en vaste cimetière sous les yeux d’une opinion européenne de plus en plus effrayée.
Un autre risque semble émerger : l’arrivée de combattants islamistes venus de Syrie. Comme les « Afghans » en Bosnie et en Algérie au début des années 90, des combattants, rejetés de Syrie par les victoires de la coalition, commencent à chercher un nouveau théâtre d’opération. De nombreux djihadistes ont rejoint un Sahara déjà gangrené par AQMI et divers groupes terroristes au Mali.
Revoilà Kadhafi ?
La guerre civile et l’islamisme ajoutés à la crise des migrants donnent le tournis aux Occidentaux. Ne souhaitant pas voir apparaître une nouvelle poudrière, comme en Irak ou en Syrie, Américains, Européens et Russes commencent à suer à grosses gouttes devant cette situation qu’ils ont pourtant contribué à créer… Un nom revient doucement, sans faire trop de bruit, un nom qui possède encore quelques partisans et espère rallier d’anciens opposants: Kadhafi !
Pas le père, bien entendu, mais l’un de ses fils, Saïf al-Islam. En décembre dernier, ce dernier a déclaré à Moscou, devant le vice-président russe Mikhaïl Bogdanov, qu’il se présenterait à la future élection présidentielle quand sa date serait connue. Seul hic, mais de taille: il est toujours poursuivi par la Cour pénale internationale…