Lettre ouverte aux musulmans

L'État n'a pas à apposer sa sanction sur les tribunaux religieux

Tribune libre


Le Devoir, IDÉES, vendredi 17 décembre 2004 534 mots, p. a9


Chers amis,




C'est avec incrédulité que j'ai trouvé à la première page de mon journal, samedi matin, cette nouvelle: des leaders musulmans de Montréal tentent d'obtenir, de la part du gouvernement du Québec, l'officialisation des tribunaux religieux chargés de rendre des jugements en matière familiale, suivant la loi islamique.


Il faudrait avoir une piètre compréhension de la société québécoise pour s'étonner du ressac probable qui répondra à ce voeu. Ce ressac fragilisera encore davantage les relations toujours fragiles entre la communauté musulmane et la société québécoise en général.


Si je vous écris, c'est que je suis impliqué dans l'éducation à l'expérience d'une diversité religieuse vécue sainement, comme un volet de la diversité culturelle montréalaise. Je suis fier d'appartenir à une société multiculturelle. De plus, au sein de l'Église catholique, j'ai appris la richesse d'une expérience religieuse.


J'ai aussi appris que le fait d'avoir des convictions religieuses transforme nécessairement la manière dont on entre quotidiennement en relation avec le monde. C'est pourquoi je ne crois pas que la religion puisse être une affaire strictement privée, comme le déclarent invariablement les opposants au port du voile ou de tout autre insigne religieux «ostentatoire» dans l'espace public. Le Québec l'a d'ailleurs compris en développant la pratique de l'accommodement raisonnable, une pratique souvent comprise comme prédisposant à toutes les acceptations, ce qui est parfaitement inexact. Par exemple, l'accommodement raisonnable ne justifierait pas ce qui est demandé dans le cas actuel.


En «vous» écrivant, je ne sais pas exactement à qui je m'adresse. Je connais la diversité et les dissensions internes de chaque communauté de foi, à commencer par la mienne. J'évite les généralisations hâtives, qu'elles soient à propos des catholiques, des protestants, des juifs, des sikhs ou des musulmans. L'unanimité musulmane est sans doute aussi rare que l'unanimité chrétienne et, dans le cas qui nous intéresse ici, elle n'est effectivement pas au rendez-vous.


La loi civile, pas le reste


J'ai grandi au Québec, au cours de la Révolution tranquille. Je suis attaché aux valeurs fondamentales de ma société - ce qui ne m'empêche pas de la critiquer parfois, comme n'importe quel citoyen d'ailleurs. Le gouvernement que vous sollicitez en ce moment a pour principes directeurs, pour références «sacrées», la Charte canadienne des droits et libertés, la Charte des droits de la personne du Québec et la Charte des droits de l'homme des Nations unies.


Vous appréciez le fait de vivre dans un pays où la discrimination pour des motifs religieux est interdite. Le corollaire de cet avantage est que l'État ne s'immisce pas dans les affaires internes des communautés de foi. Il veille à faire appliquer la loi civile, et le reste ne doit pas le concerner.


L'idée d'une reconnaissance gouvernementale des tribunaux religieux va à l'encontre d'une évolution faite au nom de ce qui garantit les libertés de tous (y compris les vôtres). Non sans heurts, la sécularisation des sociétés a permis de faire de nos pays des lieux où la liberté religieuse est possible, sans que les minorités religieuses doivent obtenir le droit d'asile de quelque pape ou primat.


Encore à la fin du XIXe siècle, Pie IX condamnait l'idée que les minorités religieuses en pays de culture catholique jouissent d'une liberté de culte. Pour que vous puissiez fréquenter une mosquée à Montréal, il a fallu que l'État devienne neutre du point de vue religieux, au grand déplaisir des autorités catholiques d'alors.


L'Église catholique comporte ses propres tribunaux ecclésiastiques qui règlent, par exemple, les questions de nullité de mariage. Elle gouverne ses affaires internes en conformité au droit canon. C'est légitime. Seulement, elle n'attend pas de l'État qu'il appose sa sanction sur lesdits tribunaux.


Que des musulmans souhaitent l'intervention de tribunaux islamiques dans leurs affaires familiales, je ne le refuse pas a priori. Que d'autres préfèrent s'en dispenser, c'est leur droit. Quant au gouvernement, il n'est concerné que par deux choses: l'application des lois civiles et le respect les libertés fondamentales. Vous devez comprendre cela et accepter le prix requis pour la préservation de vos libertés religieuses, c'est-à-dire la non-ingérence de l'État dans les affaires des communautés de foi.


Jean-François Roussel : Professeur à la faculté de théologie et des sciences des religions de l'Université de Montréal




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