Israël Palestine - Vérités sur un conflit

« Lettre à ma fille »

Une seule question mérite d’être posée : comment un soldat peut-il viser des enfants et les tuer ?

Géopolitique — nucléaire iranien


Ce livre est né d’une indignation, mais aussi d’une volonté de comprendre, de faire comprendre. En quelques mois, tous les espoirs de paix au Proche-Orient, nés de la poignée de main historique entre Yasser Arafat et Itzhak Rabin en 1993, se sont effondrés. La seconde Intifada a montré les limites des accords signés. En France, cette révolte a suscité des solidarités souvent « communautaires », de la part des juifs comme des Arabes. Faut-il se résigner à ces dérives ? N’existe-t-il pas un discours laïque susceptible de transcender ces divisions ?
L’affrontement israélo-palestinien a une longue histoire : de la naissance du sionisme à la guerre de 1948 et à la création d’Israël, de la résistance des Palestiniens à leur transformation en réfugiés et à la création de l’OLP, de la guerre de 1967 à la paix d’Oslo, mille épisodes dont il est nécessaire de saisir l’enchaînement.
Mais ces indispensables rappels ne peuvent suffire. Il convient de les replacer dans un cadre d’analyse qui leur donne un sens universel. Car pourquoi ce qui vaut pour l’ex-Yougoslavie ou l’Afrique du Sud ne vaut-il pas en Palestine-Israël ? La Terre sainte nous ferait-elle perdre le nord ? Acceptons d’utiliser, pour comprendre cet « Orient compliqué », la boussole de la raison humaine.
Fayard, Paris, 2007

265 pages, 19 euros
Lire le chapitre premier, « Lettre à ma fille ».
« Israël, Palestine. Vérités sur un conflit » - Chapitre premier

Alain Gresh
J’ai écrit ce livre pour toi, en pensant à toi et à tous les jeunes de vingt ans. Cela fait plus de deux décennies que j’écris, que je donne des conférences, que j’effectue des reportages sur le conflit israélo-palestinien. J’ai débattu ardemment des droits des Palestiniens, du caractère de l’Etat d’Israël, de la paix à venir. Convaincu de la force de la raison et de la logique, de la nécessité de surmonter les préjugés, j’ai essayé de comprendre, de faire comprendre cet Orient prétendument compliqué. Je l’ai toujours fait avec passion, car j’ai le Proche-Orient au coeur, parce que j’y suis né et que j’y ai grandi. Et j’espère vous transmettre, à toi et à tes frères, au moins une once de ce penchant, bien que mon itinéraire ne soit ni le tien ni le leur.
Avec l’échec des accords d’Oslo, avec la spirale de la violence au Proche-Orient, j’ai été pendant un temps saisi par le découragement. Une nouvelle fois la paix s’éloignait, une nouvelle fois la région se trouvait emportée dans la folie et les affrontements. Pis, le conflit débordait dans l’Hexagone. Des milliers de Français juifs, souvent très jeunes, manifestaient devant l’ambassade d’Israël, quelques-uns aux cris de « Mort aux Arabes ! ». Ailleurs, d’autres jeunes Français, souvent d’origine maghrébine, clamaient leur indignation devant la répression en Cisjordanie et à Gaza, quelques-uns aux cris de « Mort aux juifs ! ». Des synagogues ont été attaquées, brûlées. Pendant plusieurs semaines, le spectre d’une guerre communautaire a flotté sur la « douce France ». Au-delà de la condamnation de principe de toutes les manifestations d’antisémitisme, les responsables politiques ont paru paralysés. Dans les collèges, les lycées, des enseignants tétanisés expliquaient qu’ils préféraient garder le silence plutôt qu’ouvrir le débat : les solidarités « communautaires » - les « feujs » avec Israël, les « beurs » avec les Palestiniens, les « Français de souche » regardant ailleurs - paraissaient tellement fortes, tellement « naturelles », tellement insurmontables ; il valait mieux éviter de les exacerber.
Comment consentir à ce fossé ? Pour moi, cela reviendrait à abdiquer les principes qui ont fondé mon travail, mes engagements, mes convictions. J’appartiens à une génération qui est venue à la politique - comme on dit venir au monde - dans les années 1960 à travers le formidable mouvement de décolonisation et à la faveur de la lutte, que nous proclamions invincible, du peuple vietnamien contre l’agression des États-Unis. Les clivages étaient alors politiques, idéologiques, oserais-je ajouter si ce mot n’avait désormais mauvaise presse. Ni les origines des uns, ni la religion des autres n’avaient de poids dans nos analyses, nos luttes, nos certitudes. Nous nous voulions partie intégrante de l’humanité, au-dessus des préjugés, des assignations de la « race » ou même de la nation. C’est ce qui nous avait séduits dans le message universaliste du marxisme : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
Certes, le conflit israélo-arabe était plus compliqué que la guerre au Vietnam. La victoire israélienne sur l’Égypte, la Syrie et la Jordanie durant la guerre de juin 1967 avait soulevé en France un enthousiasme délirant. Le poids du génocide des juifs, le mythe du kibboutz (exploitation agricole collective) socialiste, mais aussi le sentiment de « revanche » anti-arabe cinq ans seulement après la fin de la guerre d’Algérie autant de facteurs qui expliquaient ces prises de position unilatérales en faveur d’Israël. Mais pour l’essentiel les affrontements restaient politiques. Et dans les organisations communistes et d’extrême gauche, où des juifs militaient en nombre, nous défendions, encore une fois, des positions internationalistes.
Pourtant, nous étions les héritiers d’une tradition nationale. Nous étions encore fascinés par ces Français déclarés traîtres à leur patrie pour s’être engagés aux côtés du Front de libération nationale algérien ; on les appelait les « porteurs de valise ». Contrairement à Albert Camus, ils avaient préféré la justice à « leur mère ». Né en Egypte, d’une mère d’origine russe juive et d’un père copte, athée mais respectueux des croyants, je me reconnaissais dans le pays des Lumières. Je te l’ai déjà dit, ma fille, j’ai l’immense privilège d’avoir « choisi » ma nationalité : le lycée du Caire m’avait fait Français de culture et de coeur, même si je ne l’étais pas de sang. J’admirais Voltaire. Il s’était engagé dans l’affaire Calas, défendant ce calviniste accusé en 1761 d’avoir tué son fils prétendument converti au catholicisme, et exécuté l’année suivante à Toulouse. L’affaire divisa la France. Il fallut attendre 1765 pour que Calas soit réhabilité après que Voltaire eut plaidé sa cause avec tout le talent et l’énergie qu’il mettait, par ailleurs, à combattre les fanatismes religieux, y compris le protestantisme, et les privilèges des Églises.
« Avec mon frère contre mon cousin, avec mon cousin contre les étrangers » : l’adage, paraît-il, résumait la spirale des massacres que connaissait le Liban plongé dans la guerre civile, durant les années 1970. Cette logique, je l’ai toujours rejetée. Faut-il l’accepter aujourd’hui, à l’heure où l’on célèbre le « village planétaire », les droits universels de la personne et l’égalité entre êtres humains ? Faudrait-il considérer comme légitime que les juifs soient solidaires d’Israël, les musulmans des Palestiniens ? On peut comprendre des proximités familiales, affectives, religieuses. « Presque tous les juifs de Strasbourg, notait un responsable du Conseil représentatif des organisations juives de France (CRIF) après divers incidents antisémites à l’automne 2000, ont de la famille là-bas. Le sentiment de base est une réaction d’anxiété pour les proches. Dès qu’un danger menace Israël, la solidarité joue à plein. » Quant aux jeunes d’origine musulmane, ils s’identifient à ces lanceurs de pierres, pour des raisons sociales - « Déshérités de tous pays, unissez-vous » - ou par un sentiment, plus ou moins diffus, d’appartenance culturelle et religieuse. Une note des Renseignements généraux du mois de décembre 2000 soulignait que les agressions antisémites, assez isolées, exprimaient surtout le défoulement de quelques jeunes des cités et qu’on ne devait pas leur attribuer de caractère politique. Mais cela durera-t-il ?
Car la gauche reste étrangement à l’écart des événements de Palestine. Figée par la crainte de débordements, faisant appel aux autorités religieuses pour calmer les tensions, elle a abandonné à leur sort ces jeunes qui grandissaient en dehors de son influence, de sa culture, de sa vision du monde. Elle n’a pas su s’adresser à eux, répondre aux tourments qu’ils rencontraient dans les cités, trouver les mots qui touchent, mener les actions qui auraient pu donner à ce qui se passait en Palestine et en Israël un contenu universel. Écoeurés, vers qui se tourneront ces jeunes ? Vers ceux qui donnent à ce combat une explication, et une solution, religieuse ou communautaire ?
Pourtant, des voix courageuses, même minoritaires, rejetèrent et cette cécité de la gauche, et la dérive des solidarités « communautaires ». Le 18 octobre 2000, Le Monde publiait un appel : « Citoyens du pays dans lequel nous vivons et citoyens de la planète, nous n’avons pas de raisons ni pour habitude de nous exprimer en qualité de juifs », écrivaient des dizaines d’intellectuels, dont le résistant Raymond Aubrac, l’ancien président de Médecins sans frontières Rony Brauman, le philosophe Daniel Bensaid, le médecin Marcel-Francis Kahn, l’avocate Gisèle Halimi, le mathématicien Laurent Schwartz, l’historien Pierre Vidal-Naquet.
« Nous combattons, poursuivaient-ils, le racisme, dont, bien sûr, l’antisémitisme sous toutes ses formes. Nous condamnons les attentats contre les synagogues et les écoles juives qui visent une communauté en tant que telle et ses lieux de culte. Nous refusons l’internationalisation d’une logique communautaire qui se traduit, ici même, par des affrontements entre jeunes d’une même école ou d’un même quartier. ».
« Mais, en prétendant parler au nom de tous les juifs du monde, en s’appropriant la mémoire commune, en s’érigeant en représentants de toutes les victimes juives passées, les dirigeants de l’État d’Israël s’arrogent aussi le droit de parler, malgré nous, en notre nom. Personne n’a le monopole du judéocide nazi. Nos familles aussi ont eu leur part de déportés, de disparus, de résistants. Aussi le chantage à la solidarité communautaire, servant à légitimer la politique d’union sacrée des dirigeants israéliens, nous est-il intolérable. ».
Quelques semaines plus tard, avec des intellectuels arabes ou d’origine arabe, ils créaient un comité pour défendre une paix juste au Proche-Orient. Les deux groupes - ils ne furent pas les seuls heureusement - tentaient de transcender les logiques identitaires au nom de principes universels et malgré les condamnations : Roger Ascott, dans L’Arche, le mensuel du judaïsme français (juillet-août 2001), dénonça comme « une poignée de demi-traîtres » ces juifs qui n’étaient pas solidaires d’Israël. Il n’a cependant pas exigé qu’on les fusille.
Comme à chaque nouvelle crise dans la région, j’ai été sollicité pour participer à des débats. Les discussions ont souvent été acharnées. J’ai rencontré de nombreux jeunes de ton âge, lycéens ou étudiants. J’ai pris conscience que nous n’avions pas été capables de transmettre cette expérience « internationaliste » que j’évoquais plus haut. Je souhaite, contre tous les vents contraires et sans vouloir idéaliser le passé, endosser ce rôle de « passeur » et transmettre un relais. Ce désir est à l’origine de ce livre. J’ai voulu à la fois rétablir un certain nombre de faits sans lesquels aucune discussion sérieuse n’est possible et exposer les principes sur lesquels se fonde ma manière de voir le conflit.
L’affrontement en Palestine est l’un des plus anciens de la planète. Il remonte à un siècle environ, avec l’émergence du mouvement sioniste en Europe et les premières vagues de colonisation en Palestine. De la Première Guerre mondiale à aujourd’hui, il a impliqué, à chaque époque, toutes les grandes puissances, de l’Empire ottoman à la Russie tsariste, de l’Union soviétique à l’Allemagne nazie, des États-Unis à la Grande-Bretagne. Il s’est traduit par cinq guerres, dont certaines ont failli dégénérer en conflagration mondiale. Dans le programme d’histoire de terminale, qui aborde le monde d’aujourd’hui, le Proche-Orient est éclaté en plusieurs chapitres, en plusieurs thématiques. De surcroît, pour des raisons déjà évoquées, comme nombre de professeurs répugnent à aborder ce sujet « sensible », qui tombe rarement à l’épreuve du baccalauréat, la confusion est de mise. Or la connaissance est une condition indispensable à tout débat. Des points de vue divers peuvent se confronter si jeunes et moins jeunes possèdent, ce qui n’est généralement pas le cas, les éléments historiques de base. Je rappellerai donc les faits et les enchaînements qui me paraissent indispensables à tout débat sérieux.
Mais ces précisions sont insuffisantes. Après tout, il existe déjà des centaines d’ouvrages décortiquant le conflit, son histoire et ses protagonistes. Ce n’est pas pour cela que les « spécialistes » tombent d’accord. Pourquoi ? Parce que chacun lit, consciemment ou non, ce conflit à travers des « grilles d’analyse », qui donnent un « sens » aux événements. Que répondre à quelqu’un qui proclame que la terre d’Israël a été donnée aux juifs par Dieu ? Peut-on contester Dieu ? Une vision religieuse, fondée sur un message divin, est non négociable. Comment convaincre des élèves musulmans qui pensent que la Palestine est un waqf (bien de mainmorte) islamique et qu’elle ne peut être un élément de marchandage ou de compromis ?
Comprends-moi bien. La ligne de démarcation, pour ce qui concerne la Palestine ou pour tout autre affrontement, ne passe pas toujours entre les religieux et les autres. Certains laïques défendent des positions nationalistes extrémistes, qui attribuent une supériorité aux « leurs » contre les « autres » - nous l’avons vu en Serbie ou en Croatie.
Par ailleurs, certains religieux recommandent une lecture humaniste. Dans une tribune publiée dans le quotidien Le Monde du 9 janvier 2001, le rabbin David Meyer rappelait que, dans la tradition juive, l’idée de « terre sainte » ou de « promesse inconditionnelle » sur la terre d’Israël n’existe pas. Il citait le chapitre IV du Deutéronome (un des premiers livres de la Bible) :

« Maintenant donc, ô peuple d’Israël, écoute les lois et les règles que je t’enseigne pour les pratiquer, afin que vous viviez et que vous arriviez à posséder le pays que l’Éternel, Dieu de tes pères, vous donne. [...] Voyez, je vous ai enseigné des lois et des statuts, selon ce que m’a ordonné l’Éternel, mon Dieu, afin que vous vous y conformiez dans le pays où vous allez entrer pour le posséder. Observez-les et pratiquez-les ! Ce sera là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples [...]. Or, quand vous aurez engendré des enfants, puis des petits-enfants, et que vous aurez vieilli sur cette terre, si vous dégénérez alors, si vous fabriquez une idole, image d’un être quelconque, faisant ainsi ce qui déplaît à l’Éternel, ton Dieu, et l’offense, j’en prends à témoin, aujourd’hui contre vous, les cieux et la terre ; vous disparaîtrez promptement de ce pays pour la possession duquel vous allez passer le Jourdain, vous n’y prolongerez pas vos jours, vous en serez proscrits. »
Et le rabbin s’interroge sur ce culte insensé « que constitue l’idolâtrie de la terre d’Israël, du "Grand Israël", qui fait passer « les notions de sainteté et de sacré avant celle du respect de la vie humaine ». Certains de nos intellectuels laïques devraient en prendre de la graine.
Pour ma part, je n’appartiens à aucun « parti de Dieu », je me contente, comme le « bâtard Goetz », le personnage central de la pièce Le Diable et le Bon Dieu, de Jean-Paul Sartre, d’appartenir à celui des hommes, ou plutôt à celui des êtres humains. Je ne reconnais aucune hiérarchie entre eux, pas plus que je ne classe sur une échelle ascendante ou descendante les communautés religieuses ou nationales ; même si je comprends que, pour des raisons parfois familiales, quelquefois religieuses, souvent culturelles, nous puissions nous sentir plus proches de tel ou tel peuple... À condition de ne pas l’idéaliser, à condition de ne pas absoudre les crimes commis en son nom.
Claude Lanzmann est le directeur des Temps modernes, une revue fondée par Sartre. Elle joua - mais c’était bien avant ta naissance - un rôle dans le débat intellectuel français. Lanzmann a commis un film pitoyable et apologétique sur l’armée israélienne. C’est son droit, nous sommes dans un pays libre. Il en a réalisé un autre, marquant, sur le génocide des juifs. I1 en a tourné un troisième intitulé Pourquoi Israël ? À aucun moment il n’y évoque les Arabes. Interrogé sur le pourquoi de cette absence, il répond, dans une tribune du Monde (7 février 2001) : « C’est à eux de le faire. » Arrête-toi une minute sur l’aberration de ce propos. Les Noirs devraient écrire sur les Noirs, les Arabes sur les Arabes, les juifs sur les juifs... Logique ethnique, tribale, logique de guerre, éloignée de tout idéal humaniste.
En Palestine, il n’existe pour moi aucun droit « naturel » ou « religieux ». Remonter à trois mille ans ou même à mille ans pour définir quel arpent de terre appartient à qui est un exercice absurde, illégitime, mais aussi sanglant. Une telle argumentation a été utilisée par la direction de Belgrade pour justifier un « droit » sur le Kosovo, « berceau de la Serbie ». Nous savons que les nations modernes remontent au XVIIIe siècle et à la Révolution française. Je reviendrai sur ce point dans le chapitre III. Mais l’occupation de telle région française par des tribus germaniques ou de l’Aquitaine par les « Anglois » ne crée aucun droit...
Comment, alors, s’y reconnaître dans des revendications opposées ? Par l’affirmation du primat du droit international. Que disent, en substance, les résolutions des Nations unies sur la Palestine et sur Israël ? Elles reconnaissent que, désormais, sur la terre historique de la Palestine sont installés deux peuples, l’un juif israélien, l’autre palestinien, et que ces deux peuples ont droit chacun à leur État indépendant.
Nuançons néanmoins cette symétrie. D’abord, le peuple israélien dispose déjà d’un État depuis plus de cinquante ans, alors que les Palestiniens en sont toujours privés et vivent dans l’exil forcé ou sous occupation. D’autre part, la situation actuelle est née d’une injustice originelle : les Palestiniens ont été chassés de chez eux, notamment en 1948-1950, par les milices juives puis par l’armée israélienne, comme je le développerai dans le chapitre IV. Cette expulsion, longtemps niée ou refoulée en Israël comme en Occident, est désormais un fait établi, grâce notamment aux travaux des « nouveaux historiens » israéliens. Nous vivons à une époque et dans un ensemble, l’Europe, où l’on invoque à satiété le « devoir de mémoire ».Très bien, mais ne faisons pas preuve de sélectivité. L’injustice faite aux Palestiniens mérite, comme d’autres - multiples durant la période coloniale -, réparation et d’abord reconnaissance. Cette dimension morale ne peut être occultée car elle conditionne une réconciliation entre Israéliens et Palestiniens.
Sur ce conflit pèse lourdement le génocide des juifs. Les prises de position, en France comme au Proche-Orient, sont marquées au fer rouge par ce qui constitue un des crimes les plus abominables de ce siècle. L’anéantissement des juifs par le nazisme et ses alliés, l’incapacité des grandes puissances de l’époque à stopper ce crime ont créé une culpabilité dans les opinions occidentales et une inclination en faveur de ceux qui se revendiquent comme héritiers de l’histoire et de la mémoire des juifs. Ce martyre a favorisé le vote de l’Assemblée générale des Nations unies du 29 novembre 1947 en faveur du partage de la Palestine, et donc de la naissance de l’État d’Israël. Mais ce sont les Palestiniens qui ont payé le prix d’un crime qu’ils n’avaient pas commis. Je reviendrai aussi plus longuement, dans le chapitre V, sur cette contradiction.
Quand on évoque le Proche-Orient, on ne peut pas être « au-dessus de la mêlée ». La neutralité relève de l’illusion. Pourtant, je refuse la solidarité abstraite avec un des deux camps. Je ne pense pas qu’un peuple, quel qu’il soit, soit « bon », « juste », « supérieur » par nature ou par une quelconque grâce divine ou immanente. Aucun peuple n’est investi d’une « mission supérieure ». En revanche, il existe des « causes justes ». Cette distinction échappe parfois aux commentateurs. Richard Liscia, dans un article sur - ou plutôt contre - la presse publié par L’Arche en novembre 2000, dénonçait un des « mécanismes » des médias et du public, la solidarité avec les « révoltés » : « L’admiration du public pour les grévistes de la SNCF et de la RATP, ou pour les transporteurs routiers - qui, pourtant, lui empoisonnent l’existence -, n’est peut-être pas sans rapport avec la défense frénétique de la cause palestinienne. On se range maintenant, presque systématiquement, du côté des révoltés. » Faut-il vraiment s’offusquer que l’opinion soit, spontanément, du côté des victimes ?
Dans Le Figaro, le psychanalyste Daniel Sibony explique que « l’opinion occidentale n’"aime" les gens que victimes. Elle aime les juifs victimes des camps (elle les aime surtout après les camps) et elle aime les Palestiniens victimes des juifs. » Propos ambigu sur les camps mais, encore une fois, est-il si anormal de se sentir solidaire des victimes ? Non, à condition de retenir cette leçon de l’histoire : les victimes d’hier peuvent, malheureusement facilement, se transformer en bourreaux d’aujourd’hui. Les exemples abondent, comme celui, très récent, du Rwanda. Les Tutsis ont été victimes de la part des Hutus d’un génocide, mais une de leurs organisations a réussi à conquérir le pouvoir et elle a commis de terribles massacres. Faut-il pour autant absoudre les responsables du génocide des Tutsis ? Pierre Vidal-Naquet, historien et pourfendeur de la torture durant la guerre d’Algérie, combattant inlassable des causes justes, cite cet ancien commentaire rabbinique de la Bible, que je dédie aux croyants et aux mécréants : « Dieu est toujours du côté de qui est persécuté. On peut trouver un cas où un juste persécute un juste, et Dieu est du côté du persécuté ; quand un méchant persécute un juste, Dieu est du côté du persécuté ; quand un méchant persécute un méchant, Dieu est du côté du persécuté, et même quand un juste persécute un méchant, Dieu est du côté de qui est persécuté. »
Les intellectuels français, eux, ne le sont pas toujours. Le silence de nombre d’entre eux depuis le déclenchement de la seconde Intifada est assourdissant. Et puis, parfois, on aurait préféré qu’ils s’abstiennent. Dans une hallucinante tribune (Libération, 10 juillet 2001), trois d’entre eux, Marc Lefevre, Philippe Gumplowicz et Pierre-André Taguieff, soutenus par une dizaine de leurs collègues, dénoncèrent la visite de solidarité d’une délégation qui comprenait notamment José Bové dans les territoires occupés. Le surtitre résumait le propos : « Les malheurs des Palestiniens viennent de leur direction politique corrompue et non des colons israéliens, comme l’affirme le leader syndical [José Bové]. » Les 400 000 colons ? Seule une petite minorité d’entre eux - 30 000 - sont des fanatiques religieux ; pourquoi s’inquiéter alors, ils seront évacués le moment venu. La répression israélienne ? Elle n’est même pas évoquée, les signataires dénoncent uniquement les attentats « barbares ». « Les bases d’un accord définitif pour solde de tout compte » ? Elles ont été définies à Taba en janvier 2001, écrivent les auteurs, ce qui est vrai ; seul Arafat n’a pas voulu se saisir de cette chance, ce qui est mensonger. À moins que ce ne soit pure ignorance érigée en argument théorique. Une solution fondée sur deux États est la seule possible ? Nous sommes béats d’entendre qu’Ariel Sharon « l’admet également quand les micros sont débranchés ». Sans doute comme l’Afrique du Sud de l’apartheid acceptait l’indépendance des bantoustans... Le jour de la parution de ce texte, l’armée israélienne détruisait une vingtaine de maisons palestiniennes à Jérusalem et dans la bande de Gaza. Nombre de familles se retrouvaient à la rue. Mais pourquoi s’inquiéter, ces maisons seront reconstruites un jour...
Décidément, on applique à ce petit territoire Palestine-Israël d’autres principes, d’autres règles d’analyse que ceux que l’on utiliserait ailleurs. Je suis toujours confondu de constater que des intellectuels éminents, prompts à se mobiliser pour d’innombrables causes, renâclent quand il s’agit de la Palestine. Même un philosophe comme Jean-Paul Sartre, dont les positions généreuses sont connues, de la guerre d’Algérie à la lutte des Noirs américains, était pour le moins timoré en ce domaine. Souvent inconsciemment, nous appliquons au Proche-Orient la règle « deux poids, deux mesures ».
« Est-ce ratiociner que de se demander d’où venaient ces enfants, qui les avait mis en première ligne, dans le cadre de quelle lugubre stratégie du martyre ? [...] Est-ce faillir, oui, que de suggérer que la brutalité insensée de l’armée sud-africaine, cette débauche et cette disproportion des moyens employés étaient une réponse à ce qu’il faut appeler une déclaration de guerre des Noirs ? » Ces mots, s’ils avaient été écrits au lendemain des émeutes de Soweto de 1976, qui virent se soulever la jeunesse des townships d’Afrique du Sud, auraient définitivement discrédité leur auteur...
Or ce texte, Bernard-Henri Lévy l’a écrit dans Le Point du 13 octobre 2000. On lisait ainsi : « Est-ce ratiociner que de se demander d’où venaient ces enfants, qui les avait mis en première ligne, dans le cadre de quelle lugubre stratégie du martyre ? ...] Est-ce faillir, oui, que de suggérer que la brutalité insensée de l’armée israélienne, cette débauche et cette disproportion des moyens employés étaient une réponse à ce qu’il faut appeler une déclaration de guerre des Palestiniens ? » Des dizaines de jeunes de moins de 18 ans, parfois des enfants, furent tués durant les premières semaines de la seconde Intifada. [Et Bernard-Henri Lévy se demande ce qu’ils faisaient en première ligne.Se serait-il posé la question si ces jeunes avaient été bosniaques ou tchétchènes ?
Quelques semaines plus tard, Bernard-Henri Lévy « rectifie » légèrement le tir, si l’on peut dire, à la suite d’un voyage en Palestine : « Un argument que je n’utiliserai plus, reconnaît-il, après avoir entendu des mères palestiniennes me dire, comme toutes les mères du monde, leur folle angoisse quand, à l’heure de la sortie de l’école, elles ne voient pas rentrer leur fils : "les enfants délibérément mis en avant, sciemment transformés en boucliers humains, etc." » [Mais il ajoute que le petit Mohamed El Dourra, cet enfant dont la mort a été filmée en direct par les caméras de télévision, a été tué par « une balle "perdue" », non par « le tir ciblé d’un soldat juif assassin d’enfants » (Le Point, 24 novembre 2000)->29945]. Ainsi, Bernard-Henri Lévy a besoin de faire le voyage en Palestine pour comprendre que les mères palestiniennes ne hurlent pas de joie quand tombent leurs enfants, que les Palestiniens sont, tout simplement, des êtres humains ?
L’Histoire joue parfois de drôles de tours, comme le prouve cette information. La manifestation a été très dure. Les affrontements se sont prolongés. À l’issue d’une journée d’émeutes, on relève 9 morts et 44 blessés graves. Sur ces derniers, 18 sont âgés de 8 à 16 ans, 14 ont entre 16 et 20 ans. La presse dénonce alors ces parents qui se servent de leurs enfants comme « boucliers humains » ou qui les envoient au casse-pipe alors qu’eux restent tranquillement à la maison. Ces faits se passent bien en Palestine, mais en... novembre 1945 à Tel-Aviv. Les manifestants étaient alors des juifs qui protestaient contre les restrictions de l’immigration. Davar le quotidien de la centrale syndicale juive (la Histadrout) publia une caricature qui lui coûta une interdiction d’une semaine : un médecin, aux côtés d’enfants blessés sur leur lit d’hôpital, dit à un collègue : « Bons tireurs, ces Anglais ! Des cibles si petites, ils ne les ratent pas ! »
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Cet épisode a été rapporté par Charles Enderlin, correspondant de France 2 à Jérusalem, dont l’équipe a filmé en direct la mort du petit Mohamed El Dourra. Bernard-Henri Lévy aurait-il écrit à l’époque que les jeunes manifestants avaient été tués par une « balle perdue » ? Et que signifie sa formule « soldat juif assassin d’enfants » ? Une semonce à tous ceux qui critiquent l’armée israélienne : vous seriez porteurs d’un antisémitisme camouflé, vous propageriez les pires clichés de l’antisémitisme, des juifs meurtriers d’enfants. Si notre « philosophe » avait tout simplement lu la presse israélienne, il aurait su que, oui, des soldats israéliens tuent délibérément, y compris des enfants.
La journaliste israélienne Amira Hass a publié ce dialogue insensé avec un tireur d’élite de l’armée israélienne : « On nous interdit de tuer les enfants », explique-t-il en parlant des ordres de sa hiérarchie. Mais il ajoute :« Vous ne tirez pas sur un enfant qui a 12 ans ou moins. Au-dessus de 12 ans, c’est autorisé. C’est ce qu’ils nous disent » (Le Monde, 24 novembre 2000). L’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, s’appuyant sur les chiffres mêmes de l’armée israélienne, a montré que dans les trois quarts des incidents les plus mortels, entre le début de l’Intifada et le 15 novembre 2000, on n’avait décelé aucune présence de tireurs palestiniens (International Herald Tribune, 14 décembre 2000). La presse a mentionné les nombreux cas où des Palestiniens, oui, des enfants, avaient été délibérément tués alors que la vie des soldats n’était nullement en danger. Le refus de l’armée d’ouvrir des enquêtes sur la plupart de ces cas encourage évidemment un tel comportement. Et une enquête du journaliste israélien Joseph Algazy, du quotidien Haaretz, a révélé le cauchemar de dizaines de Palestiniens de 14, 15 ou 16 ans battus, maltraités, torturés dans les prisons israéliennes.
L’affaire de Mohamed El Dourra a frappé un point sensible, provoquant d’autres réactions ahurissantes. Claude Lanzmann, encore lui, a expliqué dans Les Temps modernes ce qui le « révolte » dans l’affaire : « C’est que cette mort a été filmée en direct par le cameraman arabe d’une chaîne française de télévision. Moi, si je vois un gosse qui risque d’être tué sous mes yeux, ma tendance serait plutôt d’y courir et d’essayer de le sauver’ plutôt que de flatter ce que Lacan appelait la pulsion "scopique" (ou "scoopique", comme on voudra). » Charles Enderlin, dont dépendait Talal, le cameraman mis en cause, s’interrogeait dans un courrier au Monde, où il se définissait ironiquement comme « journaliste juif de la chaîne française France 2 » :« Devons-nous signer nos reportages en signalant aux téléspectateurs notre appartenance nationale ou religieuse : journaliste juif, cameraman arabe, preneur de son chrétien, monteur vidéo vietnamien ? » Et il précisait : « Sous le feu pendant quarante minutes, [Talal] a craint lui-même d’y laisser la vie, m’appelant plusieurs fois depuis son téléphone portable pour me demander de m’occuper de sa famille si lui aussi était tué. Les autres cameramen présents sur les lieux ont filmé la scène, Talal et son assistant se protégeant derrière une camionnette blanche au milieu du carrefour. Un ambulancier a tenté de porter secours au petit Mohamed et à son père. Il a été tué. Mais faut-il souligner qu’il était arabe, palestinien et musulman ? »
Une seule question mérite d’être posée : comment un soldat peut-il viser des enfants et les tuer ? Toute autre interrogation est obscène, s’émeut le psychiatre palestinien Eyad Serraj. C'est de cette obscénité que nous devons nous garder en plongeant dans l’histoire de ce conflit. Je n’entrerai pas dans le détail, les livres sont innombrables sur le sujet ; je ferai le choix des enchaînements qui me semblent indispensables pour comprendre le conflit. « Vers l’Orient compliqué, je m’envolais avec des idées simples », a écrit Charles de Gaulle. Cette formule rabâchée sert souvent à justifier des prises de position en contradiction avec les valeurs universelles. Envolons-nous plutôt vers cet Orient compliqué avec la boussole de la raison humaine.

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Alain Gresh est directeur adjoint du Monde diplomatique. Spécialiste du Proche-Orient, il est notamment l’auteur de L’islam, la République et le monde (Fayard, Paris, 2004) et de Les 100 clés du Proche-Orient (avec Dominique Vidal, Hachette Pluriel, Paris, 2003). Il tient le blog Nouvelles d’Orient.





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