Depuis les dernières décennies, de nouvelles organisations ont su, par diverses entreprises, s’insérer dans le feuilleton de nos controverses politiques. Variées, ingénieuses et provenant de tous les angles, les initiatives des think tanks ont marqué leur temps. Rien ne sert de chercher en profondeur pour dénicher celles qui ont fait mouche : minutes du patrimoine, palmarès des écoles secondaires, ticket modérateur en santé, monorail à grande vitesse, compteur de la dette du Québec, journée de libération de l’impôt… Les démarches qui viennent d’être évoquées, qui sont toutes le fruit de think tanks canadiens, suffisent à prouver que ces organisations défendent des causes comme l’ont fait les partis politiques depuis l’invention de la démocratie représentative.
Même si la recherche reste leur principale activité, on ne trouvera que peu de think tanks qui n’aient pas au moins un pied dans l’espace politique. Certaines organisations le font en tant qu’auxiliaires de recherche des gouvernements ou de la société civile. D’autres ont été créées pour perpétuer dans le temps les grands axes d’un héritage politique, comme en témoignent, rien qu’au Canada, le Manning Center, l’Institut Broadbent ou l’Institut Laurier-Macdonald. Quant aux autres — l’Institut Fraser, l’Institut économique de Montréal, l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques, le Centre canadien de politiques alternatives —, elles interviennent directement dans l’arène, à gauche comme à droite, dans le but d’influencer le cours des politiques publiques. […]
Même les think tanks les plus crédibles qui se tiennent à l’écart des polémiques, qui montrent un degré de transparence des plus sains et qui se contentent de produire la recherche la plus solide qui soit n’échappent pas à la présente lecture. Qu’ils soient des contractants de recherche ou de petites armées de chercheurs au service de la guerre des idées, le constat reste le même : les think tanks sont les acteurs émergents de l’écosystème politique contemporain où plus personne ne peut faire fi du caractère hautement technique des politiques publiques.
Au XXIe siècle, il n’est plus possible de traiter des controverses entourant les politiques publiques, du lobbying, des idéologies et des élites, sans aborder — modérément, sinon frontalement — ces objets hétérodoxes que sont devenus les think tanks pour les sciences sociales. Après avoir saturé les États-Unis où l’on en compte facilement plus d’un millier, les laboratoires d’idées sont apparus dans tous les pays développés et dans tous les pays en développement. On en compte une centaine au Canada et maintenant une quinzaine au Québec ; et leurs budgets cumulés dépassent facilement celui des partis politiques. Même dans des régimes autoritaires comme la Chine, les think tanks sont apparus en force. On en dénombre désormais des centaines au service de l’État.
Cette fascinante prolifération des laboratoires d’idées partout là où l’État technocratique s’est édifié, qu’il soit démocratique ou non, met en évidence une même réalité : l’adaptation des idéologies au triomphe de la science et de l’information. […]
Les sciences sociales qui ont connu leur ascension au XIXe et XXe siècle ont eu un effet similaire sur les idéologies politiques. Depuis 30 ans, la volonté politique seule et nue ne suffit plus pour justifier une politique : elle doit être appuyée, au moins en apparence, par un langage scientifique et une production d’information. De nos jours, même les personnages politiques les puissants ne peuvent ignorer ce nouveau cadre qui limite leurs paroles et actions. C’est dans ce contexte que la recherche auxiliaire et la recherche de combat des think tanks prennent tout leur sens.
Dans un monde où les partis politiques n’en finissent plus de se vider de leurs membres et où la participation électorale décline de manière tendancielle, les porteurs de projets politiques ont investi un nouveau champ, la recherche hors université, devenue un marché où la demande s’exprime en milliards de dollars en Amérique du Nord, en Europe, en Asie.
Cette industrie dans laquelle pullule une véritable faune d’organisations doit être étudiée, non seulement pour observer la contribution de certains think tanks aux politiques publiques, ou pour leur capacité d’influence, mais aussi du point de vue des controverses à laquelle ils participent, lorsqu’ils n’en sont pas directement responsables.
Les 10 000 think tanks que compte le monde d’aujourd’hui tracent la signature du nouveau modus operandi de l’action politique partout sur terre. Ils sont les nouveaux visages des conseillers politiques ; ou tout simplement, les nouveaux Nicolas Machiavel.
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Des Idées en revues
Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons une version abrégée d’un texte paru dans la revue Bulletin d’histoire politique, automne 2019, volume 28, no 1.