Les États-Unis, toujours la première superpuissance

Nouvel Ordre mondial



The Economist - Meurtrie, aigrie et moins efficace qu'on ne l'aurait pensé, l'Amérique demeure une puissance avec laquelle il faut compter.
Près de six ans après les attentats du 11 septembre, on s'inquiète de plus en plus de l'état du " pouvoir coercitif " des États-Unis. L'Irak et l'Afghanistan ont obligé le Pentagone à utiliser ses ressources au maximum de leurs capacités. Cette armée censée déployer au plus 17 brigades à la fois en compte maintenant 25 sur le champ de bataille.
D'autres démons commencent à hanter les États-Unis. Il y a d'abord l'émergence de la Chine, en voie de devenir une superpuissance rivale dont l'économie pourrait bientôt dépasser celle des États-Unis (du moins, pour ce qui est du pouvoir d'achat) ; la réémergence d'une Russie belliqueuse et riche de ses réserves gazières ; les activités nucléaires que mène la Corée du Nord au nez de l'oncle Sam et la détermination de l'Iran à faire de même ; le manque d'enthousiasme de l'Europe face à la guerre au terrorisme de George Bush ; le rejet, par les Arabes, de son plan de démocratisation ; l'appel à la résistance, lancé par Chavez, à la présence du capitalisme yankee dans la cour arrière de l'Amérique.
Et ce n'est pas qu'une affaire de géopolitique. Les banquiers américains craignent que d'autres centres financiers ne fassent des gains aux dépens de Wall Street. Les opposants à l'immigration doutent de la capacité des États-Unis à sécuriser leurs propres frontières. Quant au pouvoir de persuasion des États-Unis, il a été durement érodé par Abou Ghraib, Guantánamo, la réticence de l'Amérique à s'attaquer aux changements climatiques et son indifférence à l'égard de la question palestinienne.
Un pouvoir mal dévolu
Cette impression de puissance déclinante ne fait pas que mettre à mal l'estime personnelle des Américains. Elle a déjà des conséquences graves. Aux États-Unis, la gauche et la droite ont érigé le " dénigrement de la Chine " en stratégie défensive. L'isolationnisme est également en hausse. La plupart des démocrates militent déjà en faveur d'une Amérique qui " se mêle de ses affaires ".
À l'extérieur des États-Unis, les effets pourraient être pires. Les gardiens de la révolution islamique en Iran et le président russe Vladimir Poutine ont, chacun à leur façon, fait le pari qu'une Amérique meurtrie ne saurait leur imposer quelque contrainte. Par ailleurs, le cercle vicieux du doute menace l'alliance occidentale. Si, par exemple, l'Italie en vient à croire qu'une Amérique affaiblie sera incapable de tenir le coup en Afghanistan, elle voudra y envoyer moins de troupes, ce qui incitera plus d'Américains à remettre en cause leur présence là-bas.
On sous-estime cependant les États-Unis. Alliés et ennemis se sont mépris en voyant dans la faillite à court terme de l'administration Bush le signe d'une déchéance. Ni le pouvoir coercitif ni la puissance de persuasion de l'Amérique ne sont en déclin. Il s'avère plutôt qu'on ne les utilise pas aussi bien qu'on le pourrait.
On ne peut nier que l'Amérique semble plus faible qu'elle ne l'était en 2000. Mais est-ce vraiment attribuable à quelque glissement tectonique ou aux erreurs d'une seule administration ? Dick Cheney et Donald Rumsfeld ont inversé la doctrine de Roosevelt, qui disait : " Speak softly but carry a big stick. " Après les attaques du 11 septembre, la Maison Blanche a vanté haut et fort la puissance américaine. Durant cette courte période " de choc et d'effroi " où les Américains étaient de Mars, leurs alliés vénusiens pouvaient se compter chanceux d'être conviés à la fête.
Par ailleurs, M. Bush a déclaré la " guerre au terrorisme " plutôt que de s'en prendre simplement à Al-Qaïda ; le front ainsi élargi allait prendre des proportions ingérables (et paver la voie à Guantánamo). Certes, on parlait fort, mais le bâton était plutôt frêle. Défiant ses généraux, M. Rumsfeld n'a pas envoyé suffisamment d'hommes en Irak pour pacifier le pays. Cette erreur a été aggravée par le démantèlement de l'armée irakienne. Peu importe que la victoire en Irak fût possible ou non, on peut difficilement imaginer qu'une autre administration américaine eût commis autant d'erreurs de débutant en renversant un régime.
Pourtant, à certains égards, M. Bush est injustement vilipendé. Contrairement à ce qu'affirment les démocrates, les États-Unis ne jouissaient pas d'une influence sans limites à l'étranger avant qu'il n'arrive au pouvoir. Le pays qui a remporté la Guerre froide a aussi essuyé de sérieux revers, notamment au Vietnam. Alors que la Corée du Nord défiait déjà les États-Unis depuis une génération, l'Iran s'est mise à faire de même durant la présidence de Jimmy Carter et n'a jamais cessé depuis. Pour ce qui est de son pouvoir de persuasion, voilà près d'un siècle que la France dénonce Coca-Cola et Hollywood.
Pouvoir d'obstruction
Dans cette perspective où la suprématie est relative plutôt qu'absolue, la force d'une superpuissance réside autant dans sa capacité à prévenir les événements qu'à accomplir des choses. Même aujourd'hui, le " pouvoir d'obstruction " de l'Amérique est considérable. On ne peut prendre la moindre décision d'importance sans avoir, à tout le moins, obtenu son assentiment. L'Iran et la Corée du Nord peuvent bien défier le Grand Satan, mais seule l'Amérique peut offrir la reconnaissance que sollicitent les nouveaux régimes qui émergent. Dans tous les débats, les États-Unis sont indispensables.
Tout cela est possible parce que ce pays est encore celui qui détient le plus grand pouvoir coercitif. Il est vrai que son armée de soldats de métier est déployée au maximum de ses capacités : elle n'aurait pas les moyens de s'engager de son plein gré dans un autre conflit d'ampleur modeste. Mais elle est toujours en mesure d'appeler 1,5 million de soldats sous les drapeaux et son budget militaire est presque aussi important que celui de l'ensemble des autres pays de la planète.
Et elle pourrait invoquer d'autres arguments : son budget de la défense et son armée sont, sur le plan historique, plutôt modestes compte tenu de la taille de son territoire. Elle consoliderait sa puissance en améliorant son jeu diplomatique. L'un des aspects ironiques de la " guerre au terrorisme " est que l'enflure verbale de M. Bush lui a valu d'obtenir moins d'appuis sur le champ de bataille : ni ses propres concitoyens ni ses alliés n'étaient suffisamment convaincus de la menace qui planait sur eux. Les sondages démontrant que le pouvoir persuasif des États-Unis suscite moins le respect qu'avant révèlent aussi que ses valeurs particulièrement la liberté et l'ouverture exercent toujours un attrait universel.
Même l'immigration et ces produits étrangers qui effraient tant certains Américains témoignent de cet attrait. Ce n'est pas par hasard si l'anti-américanisme se nourrit de ces histoires, comme celle de la prison de Guantánamo, qui font que l'Amérique semble ne plus être l'Amérique. C'est le genre d'effet multiplicateur qui a échappé à M. Bush : gagnez d'abord les coeurs et les esprits, vous pourrez ensuite agir à votre guise sans avoir à recourir autant à la force.
L'influence fragile de la Chine
Il convient de garder en tête cette leçon quand on aborde le défi posé par la Chine. Qu'elle achète des entreprises américaines, remporte des médailles aux Olympiques ou fasse exploser des missiles dans l'espace, la Chine est appelée à rivaliser de plus en plus avec les États-Unis. De par sa seule croissance, la Chine est en train de perturber l'équilibre politique du Pacifique. Mais cela ne signifie pas qu'elle soit forcément sur le point de devancer l'Amérique. L'influence politique de la Chine est fragile, celle des États-Unis est immense. En outre, l'économie n'est pas un jeu à somme nulle : la croissance de la Chine a jusqu'ici contribué à la prospérité américaine. Une Amérique qui maintient son ouverture envers la Chine sera beaucoup plus susceptible de modeler la Chine à sa façon.
Si l'Amérique était cotée en bourse, ce serait le temps de se ruer sur les actions de ce leader du marché sous-évalué, mais qui a besoin d'une nouvelle équipe de direction. Et cela met en lumière sa dernière grande force. L'Amérique sait, plus que nul autre, corriger le tir. La pression de l'électorat a incité M. Bush à redécouvrir certains bienfaits du multilatéralisme ; il s'est mis à débattre de changements climatiques ; une initiative de paix au Moyen-Orient est maintenant possible. L'élection présidentielle de l'année prochaine sera l'occasion d'un renouveau. De telles corrections ne sont pas systématiques : un événement (une aventure malheureuse en Iran ?) pourrait encore aggraver la crise en Irak, de la même façon que l'affaire du Watergate s'est ajoutée à la guerre au Viêtnam. Mais les États-Unis sont sortis plus forts des années 1970. Cette fois aussi, ils sauront se remettre sur pied.


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