On croyait le concept de lutte des classes dépassé. Les intellectuels de gauche Chantal Mouffe et Jean-Claude Michéa, pourtant nourris à la pensée marxienne, déclaraient récemment qu'il devait être repensé. Aucun candidat de gauche, à l'exception de Nathalie Arthaud, n'ont évoqué le concept lors de la campagne.
Or il n'en est rien. La lutte des classes ressurgit politiquement à la faveur d'un duel de second tour qui va opposer le libéral Emmanuel Macron à la souverainiste Marine Le Pen.
L'électorat de Macron réunit la France qui va bien, la France optimiste, la France qui gagne bien sa vie, la France qui n'a besoin ni de frontières ni de patrie, ces vieilles lunes de l'ancien monde: cette France «ouverte», généreuse parce qu'elle en a les moyens. La France de Marine Le Pen est la France qui souffre, celle qui s'inquiète. Elle s'inquiète de son avenir, de ses fins de mois, elle souffre de voir les patrons gagner autant d'argent, elle gronde face à l'incroyable arrogance de cette bourgeoisie qui lui donne des leçons d'humanisme et de progressisme du haut de ses 5000 euros par mois. « Nous sommes le parti des travailleurs », clame-t-elle. Son discours est offensif, il s'adresse aux salariés « de l'établi ou de la boutique », à ce « peuple d'abord », comme l'indique l'immense affiche qui barre l'Opéra de Paris. Et à tous, elle oppose « les magnats de la haute finance » dopés par « la mondialisation sauvage » et « l'individualisme prédateur ». C'est la lutte des classes ressuscitée. Quand il n'y a plus un syndicat pour rêver du « grand soir », Marine Le Pen n'hésite pas à s'emparer du discours révolutionnaire et à appeler le peuple à « se lever », sur les pas des « résistants de 1940 et du "non" au référendum de 2005 ». La tonalité dominante du FN a bougé. Elle était identitaire et centrée sur l'immigration. Elle est désormais sociale et souverainiste. Elle s'adresse aux « petits " et rassure par la nation.
La France de Le Pen perdra sans doute face au «front républicain» qui se prépare. Quoiqu'on pense de la candidate du Front national, il y a là une forme d'injustice qui interroge: la France d'en haut s'apprête à confisquer aux classes populaires l'élection présidentielle, la seule élection qui engage véritablement leur destin.
Il suffisait de constater, hier soir, la différence entre les militants de Macron - des consultants branchés, des étudiants en écoles de commerce, sûrs de leur supériorité de classe -, et les soutiens de Le Pen, des gens simples, timides, ne maîtrisant pas les codes sociaux et médiatiques. Quel contraste, également, entre l'ambiance vulgaire de boîte de nuit chez Macron et le bal improvisé chez Le Pen.
Derrière cette lutte des classes se cache un affrontement entre deux visions du monde. La vision libérale et universaliste, qui ne croit ni en l'État, ni en la nation ; et la vision que l'on nomme aujourd'hui populiste ou encore souverainiste, qui veut restaurer l'État, les frontières et le sens de la communauté face aux ravages de la mondialisation. C'est le grand combat qui, au final, n'aura jamais cessé depuis 1789.
Le premier tour de l’élection présidentielle ressemble fort à un tour de passe-passe. Pour ne pas dire à un hold-up. À en croire les réactions des mandarins de la politique et des maîtres censeurs télévisuels, les élections présidentielles françaises se joueraient en un seul tour. Et ce tour unique répondrait obligatoirement à un scénario écrit par avance : la mise en scène d’un duel entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen conduisant forcément à la victoire du premier contre la seconde. Du camp du Bien contre le camp du Mal. L’élection du 23 avril 2017 n’a pas été une élection démocratique mais une élection construite. Son résultat est un résultat voulu. Macron est l’outil libéral-libertaire pour maintenir la situation politique actuelle et développer un programme économique de sueur et de sang pour nous, les sans-dents. Nous, le peuple. Et si ce scénario était erroné ?
L’homme politique Emmanuel Macron existe-t-il ? À l’évidence, non. Macron sort tout juste de la musette de Garcimore. Macron ? L’homme des mots creux. La star des cabinets de communicants. Que la classe politique, économique et médiatique se rallie à cette figure creuse ne surprend pas. Macron est l’homme de la synthèse des « élites mondialisées », expression forgée autrefois et à juste titre par Zygmunt Bauman.
Il ne fait plus aucun doute qu’une oligarchie de privilégiés occupe le pouvoir. Et qu’elle n’a pas l’intention de jouer le jeu de la démocratie. Pas au point de perdre ses privilèges. Ce n’est pas une révélation. Plutôt une confirmation : le référendum de 2005 avait déjà montré combien la démocratie est confisquée en France. Faire le total des voix de tous les candidats opposés au libéral-libertarisme suffit à s’en apercevoir. Pourtant, maîtres censeurs, mandarins et prophètes des sondages l’annoncent : leur candidat sera président de la République le 7 mai. Qui représentera-t-il ? Vendu aux électeurs comme l’homme d’un renouveau de la politique, Macron n’est que la continuation de la même politique politicienne par d’autres moyens. Tout l’ancien monde est « macroniste ». Sa majorité législative, si majorité il y a, sera composée de députés issus de la même classe politique. Avec le soutien des maîtres censeurs du journalisme officiel.
Macron élu le 7 mai, la France sera dans la même situation que depuis quarante ans. Le pari Macron repose sur une « certitude » : tout candidat non populiste présent au second tour contre Marine Le Pen gagnerait les élections. Les apparences sont en faveur de ce pari. Mais nombre d’électeurs se réveillent avec la gueule de bois. L’amer sentiment que l’élection présidentielle est confisquée par une minorité. On parle d’un big bang électoral ? Le résultat est précisément celui qui était attendu. On explique que les vieux partis politiques sont morts ? Ils sont provisoirement regroupés derrière Macron. Macron, la synthèse ou le chaos ?
La situation rappelle la défaite d’Hillary Clinton aux États-Unis. Semblant valider la stratégie électorale des élites mondialisées, il est possible que le premier tour de la présidentielle valide plutôt celle de Marine Le Pen et de Florian Philippot. Les tenants d’un Macron président parient depuis le début sur l’automaticité d’un front républicain anti-FN. Il est possible que ce pari soit erroné. Qui pense sérieusement que tous les électeurs de Fillon, à qui l’élection a été volée par une manipulation médiatique sans précédent, ou que tous les électeurs de Mélenchon, qui n’en peuvent plus de l’oligarchie au pouvoir et qui souffrent au quotidien de la politique que les amis de Macron promeuvent, vont aller voter pour Macron comme un seul homme ? Dans le pays réel, les choses vont autrement. Une grande partie des 54 % de votants qui n’ont soutenu ni Marine Le Pen ni Macron s’abstiendra le 7 mai. Ou bien se rendra aux urnes et votera pour Marine Le Pen. C’est le pari fait par Marine Le Pen et Philippot, la raison d’être de la stratégie d’ouverture du FN vers la gauche.
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé