L’historien Maurice Séguin (1918-1984) est méconnu. Il suscite pourtant l’admiration de ceux qui l’ont fréquenté. Denis Vaugeois, qui fut son éditeur, évoquait, en 2006, son « éloquence dévastatrice » et comparait l’homme à Socrate. Le cinéaste Denys Arcand, qui fut son étudiant à l’Université de Montréal dans les années 1960, affirmait, vingt ans plus tard, qu’il n’avait suivi qu’un seul grand cours dans sa vie, celui du professeur Séguin.
Comment expliquer, alors, le relatif oubli qu’on lui réserve ? Son œuvre publiée, d’abord, est peu abondante. Elle tient principalement en deux volumes : sa thèse de doctorat de 1947, qui ne sera publiée qu’en 1970, et son essai Les normes, des notes de cours des années 1960, publié en 1987. L’historien Robert Comeau, un autre de ses admirateurs, explique cette parcimonie éditoriale par le « perfectionnisme paralysant » du grand professeur.
L’œuvre, de plus, n’est pas facile. Chez Séguin, note le sociologue Jean Lamarre, « le théoricien domine l’historien ». On ne le lit donc pas comme on lit Groulx ou Vaugeois, par exemple, des historiens experts en narration. L’interprétation que Séguin propose de l’histoire du Québec, enfin, est sombre. Depuis la défaite de 1760, selon lui, les Québécois se retrouvent condamnés à la médiocrité nationale. Groulx, qui avait dirigé la thèse de Séguin, rejetait d’ailleurs violemment cette conclusion.
Vivre ou végéter
Dans Maurice Séguin, historien du Québec d’hier et d’aujourd’hui (Septentrion, 2018, 162 pages), un long extrait d’un précédent ouvrage réédité à l’occasion du 100e anniversaire de naissance de l’historien, Jean Lamarre vient redire l’originalité, la puissance et l’actualité de l’œuvre séguiniste. Au moment où le Québec, las du débat sur la question nationale, semble vouloir se réfugier dans un nationalisme pépère, la mise en valeur des idées de Maurice Séguin constitue un rappel du fait que, pour le Québec, espérer atteindre l’autonomie dans le Canada revient à se contenter de survivre et de végéter.
Dans Les normes, son maître ouvrage qui repose, explique Lamarre, sur une « conjugaison entre une perspective humaniste et une appréhension plus scientifique du réel », Séguin met en avant le concept d’« agir par soi ». Cette liberté est, écrit-il, « un bien en soi » et constitue la finalité normale de tout individu et de toute collectivité. Elle s’applique, dans le cas d’une nation, aux domaines politique, économique et culturel. Ne pas y accéder, souligne-t-il, équivaut à une « oppression essentielle ». Pour Séguin, « dès qu’une collectivité remplace, par son agir collectif, l’agir collectif d’une autre société », comme ce fut le cas en 1760, il y a « diminution ou privation d’être […] pour la collectivité remplacée ».
Maurice Séguin aide à comprendre la dynamique des conséquences qui résultent du fait d’être une nation annexée, la plus éloquente de ces conséquences se situant sur le plan de la conscience nationale même qui en amène plusieurs à croire, à l’instar de Lionel Groulx, que l’indépendance à deux serait possible sur un même territoire. En ce sens, Maurice Séguin demeure l’historien du Québec d’hier et d’aujourd’hui.
La colonisation française en Amérique aurait dû déboucher, selon le cours normal des choses que Séguin assimile à des lois universelles, sur la naissance d’une nouvelle nation autonome. Avant 1760, les Canadiens (Québécois) marchent vers leur indépendance. La Conquête vient stopper le mouvement. Elle force les Canadiens, désormais privés de « l’agir par soi collectif », à se replier sur l’agriculture et, par la suite, à devenir un prolétariat au service de l’occupant. Cette situation entraîne, résume Lamarre, une « déformation mentale », qui leur fait croire qu’ils sont voués à l’agriculture et au petit pain.
L’obtention de la responsabilité ministérielle, dans les années 1840, et la Confédération de 1867 nourrissent chez eux l’illusion qu’ils sont les égaux des Britanniques, mais la vérité est que le Québec demeure une « nation annexée », privée de la pleine liberté d’agir et condamnée à survivre comme minorité dans un ensemble contrôlé par une autre nation.
Nécessaire et impossible
Séguin, en 1956, concluait à la nécessité de l’indépendance en même temps qu’à son impossibilité pour un peuple qui a fini par « accepter comme normale l’annexion ». Il concluait aussi à l’impossibilité de l’assimilation et, par conséquent, à l’« inévitable survivance dans la médiocrité ». C’est cette lecture tragique de notre histoire qui horrifiait Lionel Groux et le faisait parler de Séguin comme d’un « véritable cas de psychiatrie ».
Dans un remarquable essai publié dans Recours aux sources (Boréal, 2011), l’historien Éric Bédard présente les cinéastes Pierre Falardeau et Denys Arcand comme deux séguinistes contrastés. Le premier, militant, aurait retenu de l’historien la thèse de l’absolue nécessité de l’indépendance, alors que le second, pessimiste, retiendrait plutôt celle de son impossibilité. « L’universitaire se serait davantage reconnu dans la posture d’Arcand que dans celle de Falardeau », écrit Bédard. Peut-être.
« Impossible n’est pas français », aurait déjà déclaré Napoléon. Il nous reste à espérer que ce ne soit pas québécois non plus.