Le politologue spécialiste de l’extrême droite Sylvain Crépon évoque les enjeux de la rentrée politique de Marine Le Pen, qui sera résolument tournée vers l’élection européenne de mai 2019 malgré ses nombreuses difficultés actuelles.
Partager sur :
C’est une rentrée pleine d’inconnues que s’apprête à effectuer Marine Le Pen ce week-end à Fréjus (Var). Une rentrée désargentée, d’abord, car réduite à la portion congrue avec comme événement majeur un meeting dans un théâtre municipal, dimanche. Le Rassemblement national (ex-FN) connaît en effet un grave problème de trésorerie qui le paralyse fortement depuis le début de l’été. Et une décision de justice le 26 septembre pourrait confirmer la saisie de deux millions d’euros d’argent public, ce qui laisserait le parti d’extrême droite au bord du dépôt de bilan. Les affaires, elles, menacent toujours, avec l’enquête sur les assistants européens qui comptabilise à ce jour 15 mises en examen - dont celle de Marine Le Pen - et l’ombre de procès à venir pour le financement des campagnes de 2012 à 2015.
Lire aussi - Le Rassemblement national de Marine Le Pen effectue sa rentrée au bord du dépôt de bilan
Mais l’inconnue est aussi politique pour la députée du Pas-de-Calais. En dépit de cette succession de mauvaises nouvelles, auxquelles est encore venu s’ajouter mercredi un déplacement raté dans un village du Var, c’est sa capacité à projeter son mouvement dans la campagne européenne qui sera scrutée. Deux ans après la présidentielle, qui a laissé des cicatrices au sein de son parti, Marine Le Pen et ses lieutenants peuvent-ils enclencher une nouvelle dynamique? Le point de vue du politologue Sylvain Crépon, maître de conférences à l'université de Tours et spécialiste de l’extrême droite.
La rentrée particulièrement compliquée de Marine Le Pen peut-elle avoir un effet sur le terrain électoral?
Non, il n’est pas du tout établi que ces difficultés vont se traduire par un échec. Si on prend la question des affaires, par exemple, je ne suis pas sûr qu’on demande au Front national, ou désormais le Rassemblement national, d’être un parti vertueux. Ce parti fait d’ailleurs de la sempiternelle théorie du complot un ressort de son discours. Mais cela est dû aussi en partie au fait qu’il n’est pas au pouvoir. Or, être impliqué dans des affaires au pouvoir prend une autre dimension. Aujourd’hui, le RN est encore attendu par ses électeurs pour sa fonction tribunitienne, ou sa fonction contestataire.
A ce stade, "personne n’est capable de prendre la place de ce parti dans le paysage français"
Imaginez-vous la perspective d’une mort financière de ce parti, comme le laisse envisager Marine Le Pen?
Je ne peux pas me prononcer sur la gravité de cette situation financière, mais le Rassemblement national ne va pas disparaître. Ce parti est une marque, une offre, qui répond à une "demande", ou en tout cas qui a un fort potentiel électoral. A ce stade, personne n’est capable de prendre sa place dans le paysage politique français. Et puis on peut faire campagne même avec de grandes difficultés économiques. Il faut se rappeler du FN de Jean-Marie Le Pen, après la scission des mégrétistes. En 2002, ce parti n’a pas vraiment d’argent et Jean-Marie Le Pen fait une campagne à l’économie. Ce qui ne l’a pas empêché d’atteindre le deuxième tour en obtenant un nombre record de voix.
Un développement des affaires en pleine campagne européenne pourrait-il toutefois attaquer le socle électoral de ce parti, alors que les dernières enquêtes ne le mettent jamais sous les 17 à 19% d’intentions de vote?
Par nature, il est difficile d’anticiper cette question. Mais je fais une différence avec l’affaire Fillon, qui avait fait plonger le candidat de la droite pendant la présidentielle, qui était liée à des soupçons d’enrichissement personnel. Les électeurs ne semblent pas mettre sur le même plan ces sujets de rétribution qui profiterait à un parti politique. Après, est-ce que le RN peut descendre sous les 15% des voix exprimées, de multiples inconnues font qu’à ce stade il est impossible de le dire. Cela va d’abord dépendre de la participation en mai 2019 et de la mobilisation des électorats des uns et des autres. Est-ce que Macron bénéficiera d’un "vote utile" sur le sujet européen, Les Républicains vont-ils se mobiliser sur une défiance vis à vis de l’UE? Une chose est certaine toutefois, et cela vaut principalement pour le parti de Laurent Wauquiez : quiconque viendra faire campagne autour des thèmes du Front national servira ce dernier. Cela a pu se constater au niveau européen, lorsque la droite gouvernementale a couru derrière les idées de l’extrême droite ou de la droite populiste. Cette règle avait été formulée par l’ex-numéro deux du FN, François Dupart, dès la fin des années 1970 : "L'électeur préfère l'original à la copie." La justesse de cette phrase se vérifie toujours.
Beaucoup de personnes, notamment en interne, ont vu pour la présidentielle de 2017 le verre à moitié vide
Comment sera jugé un succès ou un échec du Rassemblement national lors de cette élection européenne?
Le FN avait réalisé un score très élevé en 2014, avec 24,86% des voix. S’il fait autant ou même mieux, ce serait une performance majeure. Cette élection aura de toute façon valeur de test pour ce parti, car il s’agit de la première d’envergure depuis la présidentielle de 2017 qui a représenté à la fois une victoire et un échec pour ce parti. Beaucoup de personnes, notamment en interne, y ont vu en effet le verre à moitié vide, du fait de la focalisation du débat de l’entre-deux-tours. Il est vrai que celui-ci a beaucoup coûté à Marine Le Pen, sa prestation a plombé l'ambiance au sein de son parti et a remis en doute sa véritable volonté de gouverner. Mais en même temps, en dépit de cette fin de campagne ratée, Marine Le Pen a atteint un score inédit qui demandera à être vérifié en mai 2019, même si la liste RN ne réunira évidemment pas 10 millions d’électeurs compte tenu de l’abstention récurrente pour ce type de scrutin.
En cas d’échec, "Marine Le Pen ne pourra pas éviter une forme de remise en cause"
Marine Le Pen sera-t-elle attendue d’abord sur son projet européen?
Ses adversaires vont en tout cas l’emmener sur ce terrain. Les frontistes restent difficilement audibles sur ce sujet. Il y a encore beaucoup de tergiversations. L’angle avec lequel le parti va attaquer la campagne est donc effectivement une grande inconnue : vont-ils plaider pour un "Frexit"? Cela n’en prend pas le chemin et les électeurs n’en sont pas forcément convaincus. A la différence du Royaume-Uni et de ceux qui ont plaidé pour le Brexit, qui ont pour une partie d’entre eux des vues très libérales sur l’économie, l’électorat de Marine Le Pen n’est pas du tout dans cette perspective. Probablement donc que la dirigeante va essayer de revenir sur ses thèmes de prédilection, à savoir les problématiques nationalistes et d’opposition à l’immigration.
La liste du RN ne sera d’ailleurs pas conduite Marine Le Pen elle-même. Est-ce une difficulté supplémentaire?
Elle sera de toute façon associée à cette campagne. Il ne faut pas oublier que le leader et son parti ne font qu’un dans cette famille politique. Et ce n’est pas comme s'il y avait d’autres grandes figures dans ce mouvement, surtout depuis le retrait de Marion Maréchal et le départ de Florian Philippot en 2017. Donc Marine Le Pen sera très présente. Si l’élection européenne est un échec, elle ne pourra pas éviter une forme de remise en cause.