Les polices locales, nationales et fédérales sont vite prévenues, de même que le FBI et Interpol. Au soir du mardi 11 septembre 1990, des malfaiteurs provoquent une onde de choc à la suite de la razzia qu’ils ont faite à la basilique de Québec. Leur coup a été bien préparé. Peut-être ont-ils assisté à la dernière messe pour se cacher ? En tout cas, une fois que tout le monde a quitté les lieux, sept toiles de tableaux anciens sont découpées et roulées par leurs soins avant d’être emportées au loin, comme de simples tapis roulés.
Du travail de professionnel. Au nombre des œuvres volées, on déclare à l’époque une œuvre de Goya, La Vierge à l’enfant. Mais les experts n’ont jamais confirmé alors qu’il s’agissait bien d’une œuvre du maître. Parmi les œuvres volées, des tableaux de Francisco de Zurbarán, Carolus-Duran, Jacques Blanchard et Carlo Dolci. Bref, des prises formidables.
Aux voleurs, il ne manque que le plus beau des tableaux de la basilique : un Saint Jérôme peint par David, le grand peintre du Premier Empire napoléonien. Les pillards ne l’ont pas dérobé tout simplement parce qu’il est alors prêté. Le tableau se trouve non loin de là, chez les Ursulines de Québec. C’est ce tableau qui fait les manchettes depuis quelques jours. Il se situe au cœur d’une curieuse suite de tractations nationales et internationales inattendues. Car pour pouvoir mettre la main sur ce David, au prétexte évoqué qu’il était menacé de quitter l’espace territorial canadien, le Musée des beaux-arts du Canada a décidé de sacrifier en vitesse une œuvre de Marc Chagall. Le tableau de ce dernier, intitulé La tour Eiffel a été envoyé à l’étranger à des marchands pour en monnayer rapidement la valeur. Or Le Devoir a expliqué cette semaine que le David de la basilique de Québec n’était pas du tout menacé de quitter le territoire canadien et que son propriétaire actuel, la fabrique catholique du diocèse, était en vérité parfaitement disposé à discuter de son acquisition, même s’il souhaite le vendre bientôt.
Fallait-il donc que le Musée national des beaux-arts à Ottawa s’empresse de sacrifier à l’étranger une œuvre de Chagall au prétexte de conserver au Canada une œuvre dont il n’a jamais été question qu’elle quitte le pays ?
Photo: Musée de la civilisation, collection de La Fabrique de La Paroisse Notre-Dame-de-Québec«Saint Jérôme», 1779, huile sur toile de Jacques-Louis David (Paris 1748 – Bruxelles 1825). Le Musée des beaux-arts du Canada veut empêcher le chef-d’œuvre de quitter le pays, au point de se délester d’un Chagall en échange.
En entrevue au Devoir, Mgr Denis Bélanger affirme précisément que le David doit rester au Canada : « Je pense aussi qu’on a comme devoir de rendre les choses accessibles à la population. Ce tableau-là, il faut qu’il soit dans un musée, et dans un musée de notre pays, ça aussi, c’est une dimension très importante. »
Valeurs et vols
Que vaut une œuvre d’art ? La valeur d’une œuvre se confond-elle avec le prix qu’on est prêt à payer pour l’acquérir ? En 2017 a été vendu par Christie’s un tableau attribué à Léonard de Vinci. La généalogie du tableau, très incertaine, a fait sourciller les spécialistes qui ont aussi noté que l’œuvre a été dénaturée par de pitoyables restaurations au fil du temps. L’enchère s’est pourtant arrêtée à un nouveau sommet : 450 millions de dollars. Adjugé pour le compte du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane.
Qu’est-ce qui motive le milieu des ventes aux enchères de tableaux ? En 2011 avait éclaté un scandale vite étouffé autour du couple Beltracchi, lui faussaire de génie, elle une habile héritière qui lui servit de marchepied pour pénétrer ces marchés. De faux Picasso, un Courbet, des œuvres de Braque, des Max Ernst, tous des faux remarquables : ce couple avait réussi à tromper tout le monde, à commencer par les grandes maisons où se réalise désormais ce type de ventes lucratives au nom du marché privé. Mais on parle ici d’œuvres qui appartiennent à la collectivité.
Les tableaux volés en 1990 à la basilique de Québec étaient estimés à 2,5 millions de dollars en 1958. Une simple projection de cette évaluation ancienne permettait de dire qu’ils valaient 10 millions à l’heure du vol, soit l’équivalent de 22 millions de 2018 selon les tableaux inflationnistes de la Banque du Canada. Mais les calculs ne sont jamais aussi abruptement mathématiques dans ce monde de l’art fondé sur la confiance, la provenance, la rareté et les passions fluctuantes du marché selon les saisons des passions et les arrivages.
À Québec, le sacristain qui avait le premier constaté le vol en 1990 s’était étranglé sous le coup de l’émotion. Il ne comprenait pas ce qui avait bien pu arriver dans cette église. Il croyait, comme plusieurs, en la permanence du maintien de ces œuvres au sein du paysage religieux québécois. Pourtant, les vols dans les églises, au Québec comme à l’étranger, n’étaient pas une nouveauté. Le peintre Jean-Paul Riopelle lui-même avouera avoir volé des coqs d’églises, dans l’intention dira-t-il de les préserver contre le manque total d’intérêt des paroissiens à leur égard.
Payer deux fois ?
Grand collectionneur et intercesseur dans nombre de questions d’ordre patrimonial, le sénateur Serge Joyal s’est employé pendant plusieurs années à récupérer des portions d’un patrimoine religieux parti en lambeaux dans la grande débâcle de la foi des années 1960. Plusieurs œuvres religieuses ont ainsi été récupérées par ses soins. Un certain nombre a d’ailleurs été accueilli au musée de Joliette.
Joint par Le Devoir, le sénateur Joyal trouve discutables les modalités de cette vente. « Ce qui me paraît par ailleurs discutable, dans les circonstances entourant la vente de ce tableau par la fabrique de la Basilique de Québec, c’est l’existence d’un fonds public mis à la disposition des édifices religieux patrimoniaux par le gouvernement du Québec destiné précisément à assurer leur bon état de conservation. »
En d’autres mots, est-ce que l’Église n’en serait pas à voler le public qui a déjà payé ces œuvres en les lui refaisant payer une seconde fois ? Est-ce que le musée fédéral, soutenu par des fonds d’État, ne fait pas un peu la même chose en vendant au secteur privé ce que le public a déjà payé pour financer quelque chose que le même public a déjà financé ? C’est ce que se demandent en quelque sorte des experts qui montrent du doigt un désengagement des pouvoirs religieux à l’égard de l’héritage dont ils sont investis dans une société qui leur a fait don non seulement de ses espérances, mais aussi de valeurs financières importantes.
Pour le sénateur Joyal, il y a matière à réfléchir sur le traitement fait, aujourd’hui comme hier, des biens de l’Église. « Il me semble qu’avant de disposer du patrimoine religieux, dont l’essentiel provient de contributions des fidèles, il y aurait lieu de réfléchir si on n’est pas en fait en train de réaliser un actif qui a été acquis grâce à de l’argent public pour acquérir un autre actif qui avait été lui aussi acquis par une contribution publique, sous forme de don en nature. »
Même son de cloche du côté de Laurier Lacroix, professeur émérite du Département d’histoire de l’art de l’UQAM. Selon cet expert des collections religieuses, l’Église « se dédouane un peu vite » aujourd’hui en affirmant qu’elle peut vendre ainsi un tableau. « Parce que c’est avec l’argent des fidèles que ça a été accumulé. Ce n’est pas que l’évêque ou l’archevêque qui doivent déterminer ce qui peut être vendu. Ils ont une responsabilité physique et morale. Ces œuvres appartiennent à l’Église, mais elles ont été payées par des fidèles. Si ceux-ci sont moins nombreux aujourd’hui, ils n’en demeurent pas moins les descendants de ceux qui ont payé tout ça. »
Le clergé ne peut donc pas toucher à son seul profit des biens payés par la collectivité, croit l’historien de l’art. « On ne peut pas laisser le clergé dire que la préservation du patrimoine culturel n’est pas sa responsabilité sans remettre en question une telle affirmation. »
Parce que l’Église catholique a longtemps servi de substitut à l’absence d’un État structuré au Québec, une large portion du patrimoine de ce territoire est en lien avec l’univers religieux.
Laurier Lacroix insiste pour dire qu’il y a une responsabilité physique et morale à l’égard de cet héritage culturel. Les trésors de l’Église ont bel et bien été accumulés grâce à un effort collectif. Alors, pourquoi la collectivité devrait-elle payer une deuxième fois ses efforts ? « L’Église était à l’époque dans sa phase triomphante. On a construit des monuments à la gloire des curés et des évêques. Ce sont des éléphants blancs. Vendre désormais à la pièce ce qui a été donné à l’Église ne constitue pas une politique de conservation. On ne peut pas laisser dire au clergé que le patrimoine n’est pas de sa responsabilité. »