Le Moulin à paroles - La mémoire entre éthique et fantasme

1759 - Commémoration de la Conquête - 12 et 13 septembre 2009



Réactivée avec la controverse autour du Moulin à paroles, la polémique sur la mémoire de 1759 reflète des tendances profondes traversant notre culture politique. Je me pencherai ici sur trois éléments relatifs aux usages publics du passé, soit les conflits autour de la mémoire collective, l'éthique de la discussion et le fantasme de la violence.
Un conflit de mémoire
D'abord la mémoire, qui renvoie au sentiment d'appartenance actuel d'une communauté existant depuis plusieurs générations. Elle n'est pas une reconstitution du passé - cela relève de l'histoire comme discipline scientifique. Plutôt, la mémoire est un processus qui se conjugue au présent. Comme membres d'une communauté actuelle, nous nous référons à des événements et des personnages du passé que nous considérons comme importants, afin de souder notre appartenance commune. Nous n'avons besoin d'être témoin d'un événement passé pour que nous puissions nous en réclamer maintenant comme appartenant au registre de notre mémoire collective. Après tout, aucun de nous, contemporains de 2009, n'était présent en 1759. Aussi, lorsque le ministre Sam Hamad invoque son souvenir du FLQ, ce souvenir est tout à fait légitime, même s'il est orienté et partisan. En effet, il considère ainsi Octobre 1970 comme un événement important de la mémoire collective au Québec, une mémoire qu'il juge sienne.
Dans toute commémoration, il importe alors de concilier la vérité historique avec le nécessaire respect des êtres humains qui ont vécu et qui vivent actuellement. En matière d'usages publiques du passé, les organisateurs du Moulin à paroles ne font guère mystère de leurs intentions mémorielles et de leur respect de ces êtres humains. Tel que l'indique leur site Web, ils l'ont conçu comme un «événement de commémoration unique et pacifique», une «célébration de la parole et des mots du Québec ouverte à tous, dans un esprit rassembleur, citoyen et communautaire». De plus, l'hommage rendu veut témoigner «de la fierté d'exister encore » pour les contemporains, en réaffirmant «la mémoire face à l'amnésie» envers ceux et celles qui furent.
Certes, l'on pourra arguer que les textes choisis reflètent une conception spécifique du parcours «trans-générationnel» de la communauté québécoise. Ainsi en est-il du manifeste du FLQ dont certains, en lui attribuant une signification fortement négative, ont contesté le choix. Cette contestation n'est guère étonnante. Dans toute société démocratique, à l'instar du Québec et du Canada, il va de soit que les contours et les contenus de la mémoire collective soient des enjeux de débats parfois virulents, car ces enjeux touchent au passé, mais aussi au présent et à l'avenir de la communauté politique. Le conflit mémoriel n'est pas anodin mais crucial pour le bon exercice de la vie démocratique.
Ici, l'existence de désaccords profonds dans l'espace public sur la signification donnée à des événements passés n'implique pas un quelconque «malaise de la mémoire» ou d'un supposé rapport pathologique au passé. Bien au contraire, elle témoigne de la vigueur des opinions citoyennes et de l'importance accordée à l'engagement civique. À l'inverse, une mémoire collective lisse, sans aspérités ou conflits d'interprétation, serait signe d'une absence de débats et de l'abdication des citoyens, symptômes délétères d'une société totalitaire. À la base, la polémique joue donc une fonction bénéfique en permettant aux citoyens de prendre la parole. Dès lors, le Moulin à paroles remplit fort bien sa mission citoyenne.
Une éthique de la discussion
La prise de parole citoyenne constitue l'un des aspects les plus fascinants du Moulin à paroles mais aussi, paradoxalement, de sa polémique. Faire lire par des citoyens des textes à caractère historique, textes qui seront entendus par d'autres citoyens, traduit une volonté d'appropriation de notre passé commun. Il en va de même parmi les citoyens opposants, lorsqu'ils se réfèrent à des arguments de type historique sur les tribunes radiophoniques, dans les courriers des lecteurs, les blogues et les forums internet. Les références à un passé que l'on cherche à s'approprier sont autant de manifestations d'une habilitation : les citoyens se considèrent légitimement capables d'émettre une opinion valable en la matière.
Or, être habilité à se prononcer en matière mémorielle impose le respect d'une éthique de la discussion publique. En effet, certaines règles éthiques encadrent l'expression de la parole publique : le respect mutuel des protagonistes et de la légitimité de leur position; la présomption de leur bonne foi et le refus du procès d'intention; le rejet de la stigmatisation, du sophisme, de l'exagération et de l'extrapolation; la qualité de l'argumentation avancée qui doit reposer sur des preuves solides et une information pertinente, etc. Dans tout débat entre citoyens, une opinion est valide lorsque ces règles éthiques sont respectées. Les conflits de mémoire n'échappent pas à celles-ci.
Le fantasme de la violence
Dans la polémique du Moulin à paroles, l'éthique de la discussion a connu des entorses certaines autour de la querelle du manifeste du FLQ. Les procès d'intention autour de sa lecture reposent sur un fantasme très contemporain, celui de la violence. Lire un texte violent implique-t-il nécessairement que l'on en fait l'apologie? Sans prise en compte du contexte, une réponse affirmative serait exagérée : elle relève alors de l'extrapolation abusive et du fantasme.
Il ne s'agit pas là de nier l'existence de la violence. Plutôt, il importe d'en estimer sa portée réelle, ce qui est très ardu lorsque nous perdons nos repères temporels et que nous faisons fi des règles éthiques de la discussion. Sans cette nécessaire estimation, l'argument de la violence est fallacieux et ne cherche que la négation du point de vue de l'autre.
Par delà le feu de la querelle, ce fantasme de la violence est typique de notre culture politique contemporaine, ici comme ailleurs. Il s'alimente de notre crainte du passé, un passé que l'on juge sombre et terrifiant, un passé dont on fait l'économie d'une connaissance pleine et entière. Il se nourrit aussi de nos préventions contre l'avenir, un avenir porteur de dangers et de menaces. Dès lors, en adhérant au principe de précaution, le présent devient pour nous une valeur refuge. Privés des repères de la continuité temporelle, nous versons alors dans le fantasme.
Pouvons-nous être pleinement citoyens dans la crainte du passé et de l'avenir? Là est peut-être l'une des questions fondamentales de cette polémique.
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Martin Pâquet, professeur en histoire de la culture politique
Université Laval

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Titulaire de la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d'expression française en Amérique du Nord de l'Université Laval et auteur, avec Marcel Martel, de "Langue et politique au Canada et au Québec: une synthèse historique" (Boréal, 2010), directeur de l'ouvrage "Québec, Champlain, le monde".





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