Il y a en ville ces jours-ci un homme qui n'a pas eu peur quand nous avions peur. Un homme qui a été courageux quand nous disions qu'il était provocateur. C'était une façon de ne pas voir la peur qui nous étreignait.
Il s'appelle Philippe Val, il dirige le journal satirique français Charlie Hebdo, et il a publié les fameuses caricatures de Mahomet, en février 2006. Seul L'Express l'a suivi en France.
Il est en visite pour le festival Metropolis bleu. Il a été menacé par des fondamentalistes. Un homme a été déclaré coupable de menaces de mort à son endroit. Il vit depuis plus d'un an sous protection policière à Paris et dans ses déplacements. Il a été lâché par la classe politique, poursuivi en justice. Et le 22 mars, il y a tout juste un mois, un tribunal français lui a entièrement donné raison et a rejeté les plaintes déposées contre lui.
Il nous a rendu à tous un service précieux. En faisant réaffirmer des principes fondamentaux par la Cour : «En France, société laïque et pluraliste, le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions quelles qu'elles soient et avec celle de représenter des sujets ou objets de vénération religieuse; () le blasphème qui outrage la divinité ou la religion n'y est pas réprimé, à la différence de l'injure, dès lors qu'elle constitue une attaque personnelle et directe ().»
En somme, le libre exercice de la religion des uns n'entraîne pas pour les autres l'obligation de vivre selon les préceptes de cette religion. Si, pour des musulmans, reproduire l'image de Mahomet est un blasphème, il ne s'ensuit pas que les médias doivent vivre selon cette croyance.
Comme l'a dit le tribunal français, personne n'est obligé d'acheter Charlie Hebdo, journal satirique bien identifié comme tel. Une caricature est «un portrait qui s'affranchit du bon goût pour remplir une fonction parodique, que ce soit sur le mode burlesque ou grotesque» (aimes-tu ça, Serge?).
Voilà qui participe de la liberté d'expression. Or, clairement, même si certaines caricatures reproduites peuvent être blessantes pour les musulmans, le but du journal était de participer à un débat d'idées «sur les dérives de certains tenants d'un islam intégriste ayant donné lieu à des débordements violents». Et pas d'injurier.
Une fois tout cela dit, si c'était à refaire je ne le ferais pas plus. L'an dernier, quand a surgi la controverse, tous les journaux du monde se sont posé la question : les reproduire ou pas?
Et presque tous, en Occident, ont répondu : pas. La Presse, comme le Globe and Mail, comme le New York Times, comme The Economist, comme Le Monde, et comme tous les autres, a décidé de ne pas le faire.
J'étais d'accord avec cette décision, je l'ai écrit. Quand les ambassades danoises brûlent dans le monde musulman, quand les menaces pleuvent, quand l'extrémisme s'alimente de toute apparence de provocation, quand, en plus, on sait d'avance qu'on insultera une portion de nos lecteurs, on a de bonnes raisons de ne pas publier.
On avait le droit clair de le publier, aucun groupe religieux ne pouvait nous en empêcher, aucun gouvernement non plus, et les tribunaux ne nous auraient pas censurés ou condamnés après coup. Mais j'estimais et j'estime encore qu'il ne fallait pas le faire. Pas une bonne idée dans les circonstances.
Tout ce que j'ai dit était vrai, la volonté de ne pas en rajouter, le souci de ne pas outrager, l'exercice responsable du jugement, etc.
Il y a un seul truc que je regrette de ne pas avoir dit : nous avions peur. Peur d'un fou de Dieu, peur de l'assassin de Theo Van Gogh, tué salement en pleine rue, aux Pays-Bas, pays de haute et vieille culture. Peur de ceux qui menacent aujourd'hui Philippe Val.
Pas peur d'un procès, ni de la colère légitime de certains. Non. Je veux dire peur pour vrai, physiquement. Et nous ne l'avons même pas dit. Parce que nous avions honte de cette peur.
Et lui, Val, a dit non à la peur. «Avant de le faire, j'ai demandé à tout le monde, tous les employés du journal s'ils me suivaient. Et tous m'ont suivi.
«Nous n'avons pas fait ça dans un esprit agressif contre les musulmans. Je respecte toutes les croyances. J'ai des potes musulmans qui sont venus en France pour ne pas vivre sous la menace. Ils ont des amis qui ont été égorgés en Algérie, ils étaient médecins, ingénieurs, journalistes, ce que vous voudrez. Ils ont quitté leur pays précisément pour ça. Et ils arrivent en France et voient ces menaces et ils se disent : attends, c'est pas vrai! Vous allez vous laisser faire?»
Il a dit non. De ce non est issue une réaffirmation de principes fondamentaux de l'état de droit en France. Principes assez vieux, dira-t-on, et équivalents aux nôtres et à ceux du Danemark, finalement. N'a-t-il pas enfoncé des portes juridiques déjà ouvertes? M'est avis qu'il a plutôt choisi d'user de ces principes, d'en vivre, au lieu de se contenter de les contempler et de s'en gargariser. À quoi bon la liberté d'expression si on ne s'en sert que quand c'est facile? Il nous a montré que la liberté d'expression n'est pas qu'un concept muséologique. Elle vit.
C'est en cela que nous lui sommes redevables. Il a été le canari dans le fond de la mine.
Le journaliste et le Prophète
En somme, le libre exercice de la religion des uns n'entraîne pas pour les autres l'obligation de vivre selon les préceptes de cette religion.
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