La journaliste américaine Janet Malcolm est inconnue au Québec. Grande figure du « nouveau journalisme », un style de reportage qui utilise des techniques narratives propres à l’écriture romanesque, l’octogénaire Malcolm est l’auteure d’un ouvrage, Le journaliste et l’assassin, considéré comme un classique du genre.
D’abord publié sous la forme de deux longs articles dans le New Yorker, en 1989, ce livre, paru en anglais en 1990, a été traduit en français en 2013 et vient de paraître en format de poche. Figurant sur la liste des cent plus grandes oeuvres de « non-fiction » du XXe siècle établie par la Modern Library, Le journaliste et l’assassin a été encensé en France.
« Modèle de reportage littéraire qui devrait être étudié dans les écoles de journalisme », selon le romancier Emmanuel Carrère, qui s’adonne lui-même à ce style d’écriture (voir L’adversaire, POL, 2000), le livre de Malcolm a été qualifié de chef-d’oeuvre par David Caviglioli, critique au Nouvel Observateur, pendant que Marie-Ève Thérenty, de Mediapart, y lisait « une réflexion puissante sur l’éthique journalistique ». L’ouvrage, en effet, est fort et offre une saisissante expérience de lecture.
De l’intérieur
En 1987, Malcolm se lance dans une enquête sur une affaire judiciaire liée à la pratique journalistique. En 1983, Joe McGinnis publie Fatal Vision (Putnam Adult), un ouvrage de « nouveau journalisme » dans lequel il raconte l’histoire de Jeffrey MacDonald, un médecin militaire condamné pour le meurtre, en 1970, de sa femme enceinte et de ses deux filles. D’abord blanchi par un tribunal militaire, MacDonald sera reconnu coupable lors d’un second procès en 1979.
Avant la tenue de ce procès, le médecin invite McGinnis à suivre de l’intérieur l’équipe de ses avocats, afin qu’il puisse écrire un livre sur l’affaire. MacDonald, c’est évident, souhaite que l’oeuvre à venir de McGinnis fasse la preuve de son innocence. Les deux hommes signent donc un contrat dans lequel le médecin accorde l’exclusivité au journaliste, qu’il renonce de plus à poursuivre, et ce dernier, en échange, accepte de verser une partie de ses droits d’auteur au premier. Or, coup de théâtre, MacDonald est condamné à l’issue du procès.
McGinnis n’abandonne pas pour autant son projet de livre. Il poursuit ses recherches sur l’affaire et écrit plusieurs lettres à MacDonald, désormais prisonnier, dans lesquelles il lui demande toutes sortes d’informations, tout en l’assurant de son soutien et de son amitié. Or, deuxième coup de théâtre, quand Fatal Vision paraît, en 1983, le condamné découvre que McGinnis le présente comme un psychopathe, assurément coupable des meurtres des membres de sa famille. MacDonald, en 1984, décide donc d’intenter un procès à McGinnis pour violation de contrat. Faute d’unanimité du jury, le procès avorte en 1987, mais un accord hors cour suivra, dans lequel le journaliste s’engage à verser 325 000 $ à l’assassin plaignant.
Malcolm entre en scène entre la fin du procès et l’accord. Elle veut rencontrer McGinnis pour réfléchir avec lui aux enjeux journalistiques de cette affaire. Ce dernier, finalement, s’avère rétif à cette discussion. Malcolm se lance donc dans une enquête, qui lui fait rencontrer tous les acteurs importants de cette saga.
Son reportage, rédigé selon les normes du nouveau journalisme — dramatisation stylistique, retranscription des dialogues, présence forte de la journaliste comme narratrice qui expose ses impressions —, captive et soulève d’importantes questions ayant trait à l’éthique journalistique.
Le souci de la vérité
McGinnis avait-il le droit de tromper MacDonald, en lui faisant croire à son appui et à son amitié, afin de mener à bien son enquête ? Est-il possible de parvenir à la vérité en multipliant les points de vue sur un événement ? N’y a-t-il pas une trahison intrinsèque dans l’écriture journalistique de fond (enquête, reportage), dans la mesure où le journaliste doit convaincre un sujet source qu’il a raison de se confier à lui, sans pour autant donner raison à ce sujet sourceà l’étape de l’écriture ? Au moment de la rencontre journalistique, le sujet interviewé a l’impression de se confier à une mère compatissante, écrit Malcolm, avant de découvrir que le reportage final, lui, est écrit par le père, « un homme strict qui voit tout et ne pardonne rien ».
Si elle n’hésite pas à critiquer « la duplicité grossière » de McGinnis (mort en 2014) dans ses rapports avec MacDonald (qui continue de clamer son innocence en prison), Malcolm termine néanmoins sa brillante enquête en concluant à l’impossibilité de la pureté morale dans la pratique de son métier.
« Ce qui donne au journalisme son authenticité et sa vitalité, explique-t-elle, provient de la tension entre l’aveuglement du sujet entièrement absorbé par ce qui lui arrive et le scepticisme du journaliste. Les journalistes qui avalent tout rond le récit du sujet pourensuite en faire un article ne sont pas des journalistes, mais des attachés de presse. » Le souci de la vérité, en d’autres termes, exige parfois une certaine forme d’infidélité.
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