Plus personne ne s'en surprend: quand les choses tournent mal pour les libéraux, les épouvantails reprennent du service. Immanquablement, l'adversaire a un couteau entre les dents.
Hier, à Toronto, où il dévoilait officiellement la plateforme de son parti, il était particulièrement savoureux d'entendre Paul Martin présenter sa vision «positive» du Canada, après s'être longuement attardé à dresser la liste des turpitudes de Stephen Harper, aussi effrayantes que les dix plaies d'Égypte : Kyoto, le bouclier antimissile, la guerre en Irak, le droit à l'avortement, etc.
Après six semaines de campagne et au terme de recherches qu'on devine intensives, les libéraux ont enfin réussi à dénicher un candidat conservateur, pasteur de surcroît, qui aurait démontré une attitude «intolérante» envers l'homosexualité lors d'une manifestation à laquelle il participait, il y a un an. Ah ! Ah !
Le problème est que, d'une élection à l'autre, il faut augmenter la dose. Ce qui avait suffi à effaroucher l'électorat ontarien en 2004 serait nettement insuffisant cette fois-ci. Pour espérer refaire le coup, il faut verser carrément dans la diffamation.
Le message qui a été retiré, après s'être retrouvé «par inadvertance» sur le site du PLC, poussait le terrorisme intellectuel plus loin que tout ce à quoi on a eu droit au Canada depuis que la publicité existe.
Voici ce qu'on pouvait y entendre, sur fond de bruits de bottes : «Stephen Harper a annoncé qu'il entend augmenter la présence militaire dans nos villes. Dans les villes canadiennes. Des soldats armés. Dans nos villes. Au Canada. Nous n'inventons rien.» Encore un peu et on laisserait entendre qu'un gouvernement conservateur s'apprête à légaliser la torture.
Certes, il y a déjà un bon moment que la publicité négative est entrée dans les moeurs politiques canadiennes. D'ailleurs, le Parti conservateur ne s'en prive pas non plus. Mais quand on arrive au point de simplement envisager la possibilité de diffuser des messages pareils, c'est qu'on est prêt à tout. Depuis le scandale des commandites, on sait que rien n'est à l'épreuve des libéraux.
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Cet autre message qui laisse entendre que la droite américaine a financé l'ascension politique de M. Harper est d'autant plus vicieux qu'il s'agit d'une affirmation totalement invérifiable.
Le mois dernier, l'ambassadeur Wilkins a vivement reproché à M. Martin d'utiliser son pays comme repoussoir, mais l'antiaméricanisme est une vieille tradition de la politique intérieure canadienne. Même au Québec, George-Étienne Cartier voyait jadis dans la Confédération un moyen d'échapper à l'annexion aux États-Unis, dont les institutions républicaines et démocratiques lui faisaient horreur.
En 1988, c'est au nom des mêmes «valeurs canadiennes» dans lesquelles se drapent aujourd'hui M. Martin que les libéraux de John Turner avaient fait campagne contre l'accord de libre-échange conclu entre le gouvernement Mulroney et l'administration Reagan. À les entendre, les grands programmes sociaux, dont s'inquiète toujours M. Martin, étaient déjà menacés.
À l'époque, Brian Mulroney était qualifié de «majordome de la Maison-Blanche», de la même façon que la publicité libérale affirme aujourd'hui que «la victoire de Harper fera apparaître un sourire sur le visage de George W. Bush».
Remarquez, durant la course au leadership du Parti conservateur, en 1983, tous les candidats sauf un s'opposaient au libre-échange. Ce converti de la première heure n'était pas M. Mulroney, mais John Crosbie. Passons rapidement sur les sincérités successives de Robert Bourassa qui, durant la campagne électorale de 1985, présentait le libre-échange comme le premier pas vers l'annexion aux États-Unis.
Si le conflit de valeurs que cherchent à exacerber les libéraux n'est pas nouveau, c'est seulement avec l'arrivée de George W. Bush et la prise de contrôle du Parti conservateur par l'Alliance canadienne que le voisin américain est véritablement devenu ce Grand Satan qui risque de nous entraîner dans les flammes de son enfer de droite.
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En 1988, seul l'appui massif du Québec au Parti conservateur avait permis la mise en oeuvre de l'accord de libre-échange. Encore aujourd'hui, il est possible que les Québécois soient moins sensibles aux tentatives de démonisation de M. Harper.
À tort ou à raison, ils ont parfois l'impression que leur «caractère distinct» leur permettra d'échapper aux dangers qui menacent le reste du pays, que ceux-ci soient d'ordre culturel ou d'ordre moral. Après tout, l'avortement a été longtemps toléré au Québec alors qu'il était sévèrement réprimé dans les autres provinces.
Certains ont paru surpris que Paul Martin ne revienne pas sur son engagement de renoncer à la clause dérogatoire durant le débat en français, mardi soir, mais on lui a peut-être fait remarquer qu'au Québec elle n'a pas une connotation si négative. Durant des années, elle a permis de maintenir les dispositions de la Charte de la langue française.
Bien sûr, il y a Kyoto et la guerre en Irak, mais ça ne pèse pas très lourd face au scandale des commandites. Qui plus est, depuis le début de la campagne, M. Harper a réussi à projeter une image d'ouverture aux revendications du Québec, qui contraste avantageusement avec l'inflexibilité des libéraux.
De toute manière, le Québec n'est pas tellement visé par cette campagne de peur, dans la mesure où les conservateurs ne peuvent espérer y récolter qu'une poignée de sièges. En Ontario, il suffirait que le Grand Satan effraie quelques dizaines de milliers d'électeurs néo-démocrates pour faire toute la différence. Après quoi, il sera toujours temps d'inviter l'ambassadeur Wilkins au 24 Sussex pour lui expliquer que tout cela n'est qu'un malheureux malentendu.
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