Y a-t-il encore quelqu'un pour croire au renouvellement du fédéralisme canadien dans le sens des revendications du Québec? Alors qu'une campagne électorale fédérale bat son plein et que l'occasion serait belle, pour les partis pancanadiens, de se montrer sensibles au sentiment d'aliénation nationale ressenti par une majorité de Québécois, à quoi assiste-t-on? À un silence de moins en moins gêné à l'égard de cette question. Les libéraux et les néodémocrates font l'impasse sur cet enjeu. Les conservateurs, quant à eux, se paient de mots en croyant que cela suffira. Le Bloc québécois a beau essayer de forcer tout ce beau monde canadien à reconnaître la spécificité québécoise, cela reste en vain. Comment, dans ces conditions, et après des décennies de déceptions, y croire encore?
Spécialiste du fédéralisme et des sociétés plurinationales, le politologue Alain-G. Gagnon persiste pourtant. Dans La Raison du plus fort. Plaidoyer pour le fédéralisme multinational, un ouvrage qui a remporté un important prix catalan, il affirme que «le fédéralisme multinational constitue une avenue opérationnelle avant-gardiste et devrait être implanté pour son potentiel réconciliateur pour les communautés qui partagent certaines valeurs, même si elles ne présentent pas le même profil culturel, politique et sociologique».
Gagnon ne s'illusionne pas sur l'état actuel du fédéralisme canadien (et, accessoirement, espagnol). Il remarque, par exemple, que même si «l'existence des nations catalane et québécoise est antérieure à la création des États espagnol et canadien», ces deux pays «ont toujours de la difficulté à reconnaître et à appuyer l'expression de la pleine personnalité politique et constitutionnelle de ces États-membres». En ce sens, son essai ne doit surtout pas être perçu comme un plaidoyer pour ces fédéralismes concrets qu'il critique avec force, mais plutôt comme un plaidoyer en faveur d'un vrai fédéralisme multinational qui reste à expérimenter dans les faits.
Deux types de fédéralisme
Il existe, précise-t-il, deux types de fédéralisme. Le premier, territorial, propose «de traiter de façon identique tous les citoyens d'un pays donné» et relève, dans une perspective démocratique, du libéralisme procédurier. Le second, multinational, «prévoit des mesures équitables permettant d'offrir aux membres de chacune des communautés nationales cohabitant au sein d'une fédération les mêmes possibilités d'accomplissement». On aura compris que, pour Gagnon, seul le second vaut puisque le premier, quoi qu'en disent ses défenseurs, revient, sous prétexte d'égalité, à imposer «la raison du plus fort», c'est-à-dire celle du groupe national majoritaire.
Le principe fédéral, pour valoir, exige quatre éléments de base: «la non-superposition des pouvoirs» entre les ordres de gouvernement, le respect de l'autonomie des entités politiques et, conséquemment, «le lien de confiance entre les acteurs politiques», de même qu'une «loyauté fédérale». S'ajoute, dans les sociétés plurinationales, un enjeu fondamental: «Comment faire cohabiter, d'une part, les personnes souhaitant prioritairement l'établissement d'une citoyenneté universalisante reconnaissant à tous des droits identiques [...] et, d'autre part, les personnes originaires des régions historiques et qui souhaitent adhérer à l'État-nation à travers cette identité communautaire?»
Le Canada de Trudeau, consolidé en 1982 avec le rapatriement de la Constitution, a refusé ce défi en niant radicalement la légitimité du second groupe.
Au nom d'un libéralisme platement individualiste, il a mis en place les conditions pour que s'impose la raison du plus fort, au mépris de la nation québécoise -- et des nations autochtones -- dont le projet, selon Gagnon, est pourtant pleinement légitime puisqu'il se fonde sur des valeurs démocratiques et libérales, sur une histoire en partage et sur une citoyenneté inclusive.
Taylor et le communautarisme
Selon Charles Taylor, abondamment cité par Gagnon, Trudeau et ses suivants ont ainsi contribué «à la cause sécessionniste en tournant le dos aux principales revendications québécoises, alors qu'ils devraient faire montre d'une plus grande empathie». Pour le communautariste Taylor, en effet, il est «très important que nous soyons reconnus pour ce que nous sommes. Il est très difficile pour quiconque de maintenir un horizon de signification auquel il est possible de s'identifier si les personnes qui l'entourent rejettent cet état de choses ou n'en tiennent pas compte». L'affaire, contrairement à ce que disent les esprits las qui nous invitent à passer à autre chose, n'est donc pas insignifiante. Et cette reconnaissance, ajoute Gagnon, doit entraîner des conséquences non seulement symboliques mais effectives.
Le fédéralisme asymétrique, en reconnaissant que «les États doivent être organisés de manière à protéger la communauté» (et ses caractéristiques fondamentales, comme la langue française, au Québec), doit assumer que la meilleure manière de respecter le principe égalitaire passe par le concept d'équité. «Dans cette perspective, explique Gagnon, l'égalité entre les individus et les nations au sein d'une fédération devrait être considérée en fonction de leurs besoins particuliers et de leur développement historique, et non pas tant sur la base d'une relation identique, interchangeable avec les autres individus ou avec les autres États-membres dans une fédération.» C'est seulement à cette condition, c'est-à-dire, selon Taylor, que les nations internes peuvent «exister en toute plénitude» et disposer des «institutions essentielles à leur pérennité», que «la loyauté des minorités nationales à l'égard de l'État-nation» est possible, explique Gagnon.
«Au moment où plusieurs pays en crise sur la scène internationale favorisent l'implantation des formules fédérales, conclut-il, il faut se demander pourquoi des États comme le Canada et l'Espagne en viennent à les délaisser ou à s'en méfier.» Gagnon, dont les savantes analyses sont admirables de rigueur théorique, a probablement raison, mais les Canadiens anglais et leurs leaders semblent loin d'être disposés à entendre ce discours. C'est pourquoi nous aurons raison, parce que nous ne sommes pas les plus forts, de demeurer souverainistes.
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La Raison du plus fort
Plaidoyer pour le fédéralisme multinational
Alain-G. Gagnon
Québec Amérique
Montréal, 2008, 240 pages
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