Dans les rapports annuels du département d'État américain, la Syrie est décrite comme un État terroriste qui viole les droits humains et pratique la torture. Cela n'a pas empêché les autorités américaines d'y expédier Maher Arar menotté sur la foi de renseignements dont on sait maintenant qu'ils étaient sans fondement.
À la même époque, dans la prison d'Abou Ghraïb gérée par l'armée américaine, on poursuivait une politique systématique de harcèlement, d'humiliation et de tortures physiques comme la privation systématique de sommeil. Tout cela, bien sûr, contrevenait à la convention de Genève sur le traitement des prisonniers, mais n'eût été des fuites, ces ignominies se poursuivraient toujours. À la même époque, des agents du FBI et de la CIA procédaient à des enlèvements de suspects terroristes et, lors de vols clandestins, les transportaient dans des prisons secrètes, notamment en Roumanie et en Égypte, des endroits où on ne s'embarrasse pas de la convention de Genève.
Il y a quelques mois, on apprenait que le président Bush avait signé un décret présidentiel qui permettait les écoutes électroniques sans que l'approbation d'un juge soit requise, comme le précise la loi américaine.
Hier, Amnesty International révélait que des centaines de «suspects» avaient été arrêtés non pas par les forces américaines mais par des «chasseurs de primes» afghans ou pakistanais, qui recevaient 5000 $ pour chaque «terroriste». La très grande majorité des prisonniers de Guantánamo, soit 85 %, s'y sont retrouvés ainsi. Les allégations et les preuves dans des centaines de cas étaient tellement faibles que les autorités américaines ont dû retourner chez eux plus de 300 «terroristes» ainsi capturés.
Obligé par la Cour suprême de donner un cadre juridique à l'ensemble des pratiques qui entourent la capture, la garde, le traitement et le jugement des «combattants ennemis illégaux», le président Bush a fait adopter hier par le Congrès une loi qui légalise un ensemble de pratiques dont l'objectif consiste à contourner les conventions internationales et la Constitution américaine. Le New York Times, qu'on ne peut taxer d'antiaméricanisme primaire, a écrit que cette loi est «tyrannique» tandis que le sénateur républicain Arlen Spector a affirmé que cette loi faisait «reculer notre civilisation de 900 ans». La loi prive en effet les suspects terroristes de l'habeas corpus, ce fondement du droit anglo-saxon qui assure à toute personne détenue un juste procès, et elle pourra dorénavant s'appliquer aussi aux citoyens américains.
Les suspects seront privés de tout recours d'appel aux tribunaux civils et ne pourront contester aucune des procédures. La règle de preuves qui régira ces tribunaux spéciaux sera tellement laxiste et biaisée en faveur de la poursuite qu'elle permettra le ouï-dire et l'admission en preuves d'aveux ou de renseignements obtenus par la torture ou le harcèlement. Cette loi légalise aussi la détention illimitée puisqu'elle permet d'emprisonner indéfiniment à Guantánamo ou dans les prisons secrètes ceux qui sont désignés comme des «combattants ennemis illégaux», appellation dont la définition est tellement vague qu'elle permet d'y inclure à peu près n'importe qui.
Sur le plan des libertés civiles, on assiste à une incroyable fuite en avant qui ne s'embarrasse d'aucun scrupule pour contourner les lois fondamentales du pays. Les articles de cette loi qui traitent des personnes coupables d'avoir utilisé des techniques d'interrogatoire illégales font preuve d'une indécente hypocrisie. Elle confère l'immunité à tout Américain, soldat ou agent, qui a utilisé des techniques d'interrogatoire illégales si ces événements sont survenus avant le 30 décembre 2005. Le choix de cette date n'est pas innocent. C'est à partir de ce moment que les États-Unis ont remis le contrôle de la prison d'Abou Ghraïb aux autorités irakiennes. La loi innocente rétroactivement tous ceux qui n'ont pas fait l'objet de poursuites à ce jour. Pire encore, tous les aveux et tous les renseignements obtenus par des procédés illégaux jusqu'à cette date seront admissibles en preuve devant les tribunaux spéciaux.
Pour apaiser quelques sénateurs républicains modérés, dont John McCain, le président a accepté d'inclure dans la loi un article qui interdit la torture. Mais personne ne se méprend. Ce qu'on appelle les interrogatoires «musclés» va se poursuivre. C'est le président lui-même qui autorisera les techniques d'interrogatoire. Elles feront l'objet de décrets présidentiels secrets et ne pourront pas être dévoilées, même devant les tribunaux.
Dans le pays, seuls quelques journaux comme le New York Times, certains groupes comme l'American Civil Liberties Union et une poignée de sénateurs se sont opposés à ce recul radical des droits et des libertés. Les démocrates, soucieux de ne pas paraître mous devant le terrorisme en cette période électorale, ont majoritairement appuyé le président. Sous la gouverne de Bush, la plus «grande» démocratie du monde est devenue une des pires démocraties de la planète. Le tout-à-la-sécurité et la paranoïa si savamment nourrie par l'administration et des réseaux comme Fox et CNN ont raison de toutes les oppositions et de tous les appels à la sagesse, à la mesure et aux droits fondamentaux. Voilà une autre victoire du terrorisme islamiste : transformer une démocratie en État de non-droit, tout comme c'est une victoire du terrorisme quand l'Opéra de Berlin, de craintes de représailles, retire de son affiche un opéra de Mozart.
Collaborateur du Devoir
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