«La Fatigue culturelle du Canada français», dont est tiré ce texte, a été publié en mai 1962 dans la revue liberté *. Tous les jours de cette semaine, nous en publions des extraits correspondant au débat du jour, auquel le public est convié à la salle Marie-Gérin-Lajoie de l'UQAM à 20h (entrée libre). Le débat est animé par Michel Lacombe à la suite de l'émission de radio de la Première Chaîne diffusée à 19h30.
Ce soir, le thème «Sommes-nous sortis de l'ethnicisme?». réunira Eric Bédard, Yves Couture, Lamberto Tassinari et Micheline Labelle.
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La Nation-État est-elle un piège odieux dans lequel les meilleurs éléments de gauche se font prendre bêtement parce qu'ils sont émotifs; ce concept comporte-t-il une sorte d'ipséité maléfique et intrinsèquement négative qu'il convient de bannir de nos esprits à tout jamais comme une des «phases transitoires» de l'humanité, comme d'autres ont eu à sublimer l'anthropophagie? Voilà la question à laquelle Pierre Elliott Trudeau consacre une réponse brillante, rhétoriquement convaincante [NDLR: dans «La nouvelle trahison des clercs», Cité libre, avril 1962] et qui, pourtant, me paraît une question-charade ou, mieux, un piège dialectique.
Je m'explique. En posant comme prémisse que le séparatisme postule la Nation-Etat, il est relativement facile sinon agréable de réfuter cette aspiration de la nation canadienne-française à se transmuer en Nation-État. Or, précisément, la Nation-État est un
concept vraiment périmé qui ne correspond ni à la réalité ni aux dernières données de la science.
La nation n'est pas, comme le laisse entendre Trudeau, une réalité ethnique. II n'y a plus d'ethnies, ou alors fort peu. Les déplacements de population, l'immigration, les assimilations (que Jacques Henripin qualifie justement de «transferts linguistiques») ont produit une interpénétration des ethnies dont un des résultats incontestables, au Canada français par exemple, est le regroupement non plus selon le principe de l'origine ethnique (la race, comme on disait encore il y a vingt-cinq ans) mais selon l'appartenance à un groupe culturel homogène dont la seule spécificité vérifiable se trouve au niveau linguistique.
II suffit de regarder autour de soi, parmi les gens qu'on connaît, pour dénombrer rapidement le nombre de Canadiens français pure laine: ils ne sont pas les seuls «vrais» Canadiens français! Les Mackay, les Johnson, les Elliott, les Aquin, les Molinari, les O'Harley, les Spénart, les Esposito, les Globenski, etc., en disent long sur l'ethnie-nation canadienne-française. Les «transferts linguistiques», dont parle Henripin, se sont accomplis à notre profit comme à nos dépens, si bien que le noyau de colons immigrés qui a fait la survivance se trouve mêlé désormais, sur le plan ethnique, à tous les apports que l'immigration ou les hasards de l'amour ont donnés à notre pureté ethnique nationale.
De fait, il n'y a plus de nation canadienne-française mais un groupe culturel-linguistique homogène par la langue. TI en ira ainsi des Wolofs, des Sérères et des Peuls du Sénégal qui, si rien ne vient interrompre le
processus de scolarisation dont le résultat lointain sera d'enfanter un groupe culturel-linguistique d'origine ethnique multiple, deviendront un jour des Sénégalais.
Homogénéité culturelle et pluralisme
Le Canada français est polyethnique. Et ce serait pure folie, j'en conviens, de rêver pour le Canada-français d'une Nation-Etat quand précisément la nation canadienne-française a fait place à une culture globale, cohérente, à base différentielle linguistique. Qu'on appelle nation ce nouvel agglomérat, je veux bien, mais alors il ne peut plus être question de la nation comme du ferment du racisme et de tous ses abominables dérivés.
Ce qui différencie le Canada du Canada français, ce n'est pas que le plus grand soit polyethnique et le second monoethnique mais que le premier soit biculturel et le second culturellement homogène (ce qui n'exclut pas, Dieu merci, le pluralisme sous toutes ses formes).
Le couple Nation-Etat que fustige Pierre Elliott Trudeau ne correspond plus à la réalité et ne saurait constituer une ambition sincère que pour une minorité qui, de ce fait, ne réalisera jamais son rêve. II serait plus juste de parler d'un Etat monoculturel. Si quelques attardés rêvent encore d'un sang pur canadien-français, considérons-les tout bonnement comme des délinquants intellectuels!
"Le présent extrait est tiré du livre Mélanges littéraires II. Comprendre dangereusement, édition critique établie par Jacinthe Martel avec la collaboration de Claude Lamy, Leméac Éditeur (Bibliothèque québécoise), 1995.
L'événement Hubert Aquin: cinq questions aux nationalistes d'aujourd'hui
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