La privatisation de la censure

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« Pour lancer une « affaire », il suffit qu’une poignée de militants manifeste devant une salle de spectacle ou une université (...) »

On assiste depuis quelque temps à une privatisation de la censure, c’est-à-dire que celle-ci ne résulte plus principalement de l’action des institutions d’État ou des tribunaux, mais de celle de groupes militants, parfois fort réduits en nombre (mais auxquels nos nouveaux réseaux sociaux offrent une formidable chambre d’écho), et qui, en créant de toutes pièces un scandale autour de spectacles ou de propos tenus publiquement, privatisent la censure à leur profit. On l’a vu pas plus tard que cet été avec l’annulation du spectacle SLĀV.


Le mécanisme paracensorial à l’oeuvre dans toutes ces « affaires » est bien huilé. Pour lancer une « affaire », il suffit qu’une poignée de militants manifeste devant une salle de spectacle ou une université, ou bien qu’une personnalité suivie sur Facebook ou Twitter dénonce telle ou telle mauvaise blague ou prise de position que l’on estime « controversée ». Les mots utilisés dans ces dénonciations sont la plupart du temps virulents, dénués de toute nuance : « racisme » ; « suprémacisme blanc » ; « islamophobie » ; « culture du viol », etc. Ils contribuent à coller une étiquette infamante sur celui qui est déclaré coupable avant même qu’il ait eu la moindre chance de se défendre. Ensuite tout va vite : les institutions ou compagnies, qui servent d’hôtes ou de partenaires à ces spectacles, à ces conférences, ou bien qui sont les employeurs de ces individus devenus soudain « suspects », terrorisés à la seule pensée d’avoir à vivre avec une publicité négative, annulent, retirent leur soutien, désinvitent, refusent de financer, voire licencient. Et le tour est joué ! À chaque nouveau scandale, la censure et l’autocensure font ainsi un pas de plus dans nos sociétés tandis que la liberté d’expression recule d’autant.


Dans bien des milieux, s’exprimer sur certains sujets devient périlleux si on ne s’accorde pas avec la doxa dominante, si on ne communie pas au progressisme supposé de certains concepts à la mode. […] La force de ces nouvelles censures vient de ce qu’elles s’exercent au nom de groupes minoritaires qui ont été par le passé et affirment être encore victimes de discrimination. Autrement dit, elles ne se présentent jamais comme des entreprises censoriales, mais se dissimulent derrière le paravent de la rectitude politique, du respect pour autrui, de la revanche sur une longue histoire de persécutions (Précisons que ce n’est pas nouveau et qu’à travers l’histoire, la censure s’est presque toujours exercée au nom d’idéaux nobles : protéger les bonnes moeurs, etc. Il est rare qu’elle se réclame crûment d’une volonté brutale de faire taire).


Conjuguée avec l’espèce de manichéisme simplificateur qui domine actuellement le débat public, cette victimisation rend pour le moins délicat le fait de défendre une opinion divergente. Ceux qui s’y risquent, comme le fit le chanteur Louis-Jean Cormier qui osa s’opposer, quoique de façon fort nuancée, à la parité entre les hommes et les femmes dans les festivals de musique, sont aussitôt cloués au pilori. Sa prise de position ne révélait-elle pas que le chanteur était « un peu contre les femmes », ainsi que le laissa entendre Nathalie Petrowski dans une chronique ? Plutôt que d’avoir à porter l’étiquette du misogyne de service, on préfère alors, comme l’artiste en question, s’excuser pour ses propos, pourtant légitimes. À l’avenir, on préférera surtout se taire.


Faute de contradicteurs, la conversation démocratique s’appauvrit et des concepts qui sont pourtant loin de relever de l’évidence ou de faire l’unanimité (l’appropriation culturelle ; le racisme systémique ; la parité entre hommes et femmes — partout ? tout le temps ?) s’imposent tels des articles de foi. Cette démission de la raison face aux revendications minoritaires aboutit à abandonner certains sujets, des pans entiers de ce qui devrait faire l’objet de débats dans une démocratie à des groupes militants qui ne représentent souvent qu’eux-mêmes. Ce faisant, elle génère une privatisation du discours public. À la place d’une conversation démocratique à laquelle tout citoyen a le droit de participer, on a plutôt droit à un monologue militant et souvent victimaire que personne n’ose vraiment discuter.


> La suite sur Le Devoir.



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