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Huit septembre 1964. Il y a 50 ans, alors que les Beatles sont de passage à Montréal, pour les milliers de jeunes écoliers québécois, c’est surtout le jour de la rentrée scolaire. Ils ne s’en doutent guère à l’époque et, pourtant, ce jour-là verra le début d’une longue révolution scolaire. Sur recommandation de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, mieux connue sous le nom de commission Parent, le gouvernement Lesage créait le ministère de l’Éducation du Québec. L’éducation des citoyens du Québec passait alors sous la responsabilité de l’État, là où le clergé perdait en parallèle la quasi-totalité de ses prérogatives en la matière. Et pour cause : face à la génération d’après-guerre issue du baby-boom, le système d’éducation québécois, sous l’égide de l’Église, était littéralement en fin de vie utile, sous-équipé, son personnel enseignant provenant des communautés religieuses débordées et, dans bien des cas, sous-qualifiées.
Le piteux état du système d’enseignement n’était pas la seule raison pour les révolutionnaires tranquilles de le « nationaliser ». Car, à l’époque, difficile de nier que nous étions autre chose que ceux que Pierre Vallières avait qualifiés, non sans justifications, de « Nègres blancs d’Amérique ». Au début des années 1960, les Noirs américains de 25 à 29 ans ont en moyenne une année de scolarité de plus que les Canadiens français du Québec du même groupe d’âge. À conditions socio-économiques comparables, 13 % des Canadiens français atteignaient la 11e année (équivalent du 5e secondaire) contre 36 % chez les Canadiens anglais du Québec. Une disparité encore plus frappante existait relativement à la fréquentation universitaire : 3 % des Canadiens français la fréquentaient contre 11 % chez les Canadiens anglais. Cela se répercutait notamment sur le revenu : un Canadien français gagnait en moyenne la moitié du salaire d’un Canadien anglais au Québec.
Pour des raisons évidentes, la sous-scolarisation et l’infériorité économique des Canadiens français du Québec étaient perçues comme une menace d’envergure pour la pérennité et la préservation de l’identité québécoise. L’intention première du rapport Parent constitue une sorte d’entreprise de redressement national fondé sur un nationalisme de modernisation. Dans la mythologie du Québec moderne, on conclut à tort ou à raison que la réforme Parent fut une entreprise réussie, dont nous pouvons être fiers collectivement.
D’ailleurs, le rapport en lui-même fut abondamment évoqué par des militants du printemps étudiant de 2012, qui s’en déclaraient les continuateurs. Or, 50 ans après la création du ministère de l’Éducation du Québec, à l’ère des tablettes numériques et de l’éducation centrée sur l’apprenant, n’est-il pas temps de nous demander ce qu’il reste aujourd’hui de l’héritage du rapport Parent et, plus précisément, ce qu’il est advenu de son intentionnalité propre ?
Le renouveau catholique et la gauche personnaliste
À n’en point douter, la genèse conceptuelle du rapport Parent remonte bien avant la Révolution tranquille, précédant même la période souvent qualifiée de « Grande Noirceur ». Au début de la décennie 1930, les catholiques français engagés dans l’Église voient déjà le monde occidental changer à un rythme effréné. Le souvenir de la Première Guerre mondiale, la montée du fascisme et du communisme, le krach boursier de 1929 : autant d’événements qui feront en sorte que plusieurs membres du clergé ressentent de plus en plus urgemment le besoin de revoir les modalités de leur engagement. En fait, dans bien des cas, le désarroi était tel que plusieurs n’y voyaient rien de moins qu’une crise de civilisation.
Ainsi, selon les sociologues québécois E.-Martin Meunier et Jean-Philippe Warren, ces jeunes intellectuels chrétiens, articulant une doctrine connue sous le nom de personnalisme chrétien, cherchaient ni plus ni moins à amorcer une sorte de révolution spirituelle. Révolution permanente, dans la mesure où doit advenir chez tout un chacun une nouvelle attitude devant la vie, se caractérisant par un travail incessant sur soi et sur ses faiblesses. Il s’agissait bel et bien d’en finir, nous disent Meunier et Warren, avec « les ajustements, les réformes, les idées qui prétendent tout arranger sans exiger des personnes le moindre effort ou le renoncement à une implacable absence de volonté, à une démission personnelle, à un manque d’engagement qui, cumulés entre eux, se somment par l’indéracinable malaise de la société contemporaine ». Militantisme authentique, révolution permanente dirigée vers l’individu devant faire advenir une société nouvelle : la révolution spirituelle devra se déployer en tout lieu et, bien évidemment, au sein de l’Église elle-même. Parallèlement, c’est toute une philosophie qui s’érige graduellement dans un dialogue constant avec divers auteurs.
Au Québec, la philosophie personnaliste irriguera d’abord clandestinement les milieux catholiques au moyen de quelques livres échangés ici et là entre clercs et collégiens, dont le contenu allait bientôt devenir la norme des différents mouvements d’action catholique en milieux ouvriers et étudiants. Quelques décennies plus tard, les trois aspects constitutifs de la philosophie personnaliste sont aisément identifiables dans le rapport Parent. En effet, l’intentionnalité nationaliste-réformiste du rapport témoigne d’une sorte de réalisme, de cet enracinement de l’homme dans une communauté concrète et d’un décloisonnement de l’école afin de la rapprocher de l’homme du commun. Son antidéterminisme de principe invite les Canadiens français du Québec à surmonter les déterminismes hérités de la Conquête, à assumer leur caractère majoritaire et à prendre leur place au sein de la fédération canadienne comme étant une des deux nations fondatrices. On y voyait enfin les prémisses d’une forme de socialisme, soucieuse d’intégrer une conception de l’engagement communautaire, de l’entraide et du soutien mutuel, en assumant collectivement la charge d’une éducation moderne, démocratique et accessible.
De la révolution nationale à la révolution culturelle
Bien entendu, très rapidement, la modernisation du système d’enseignement rimera avec pédagogie nouvelle et démocratisation, là où le développement de la personnalité de l’enfant et l’acquisition de nouveaux modes de sociabilité sont désormais érigés au rang de priorités.
Au moment où les recommandations du rapport Parent sont appliquées dans la seconde partie de la décennie 1960 émergeront différentes forces contestataires, qui formeront le mouvement contre-culturel. Bien que fortement pluriel dans ses revendications, il trouve son unité dans une critique radicale des institutions dominantes et des valeurs qui les fondent.
L’école y est ainsi accusée de reproduire une société inégalitaire en perpétuant un savoir bourgeois. Si nombre de penseurs de l’éducation prennent acte de la charge fataliste d’une telle proposition, d’autres verseront dans différentes méthodes expérimentales, voire parfois dans l’utopie pour rompre avec cet état de fait. Certains préféreront les écoles dites « alternatives », où prévalait une éducation libertaire calquée sur l’école de Summerhill. Ce modèle, très peu contraignant pour l’enfant, rendait facultative l’assistance au cours et laissait une grande place à l’activité pédagogique et au jeu. À très petite échelle, la norme perdait donc son caractère contraignant et plusieurs y voyaient la possibilité pour l’enfant de « s’autocréer » en marge des normes dominantes, contre ses propres déterminismes sociaux.
Dès sa mise en place, l’école du rapport Parent subit les apories d’une éducation nouvellement massifiée et technocratisée, tout en intégrant un lien institutionnel diffus, car grandement délégitimée par la contre-culture. Face à ce désenchantement spontané de l’école, on entretient tout de même en latence un mythe de l’autocréation contre les déterminismes propres à la dynamique contre-culturelle. On fait en quelque sorte, implicitement, le pari que le relâchement du lien de médiation institutionnel permettra aux individus de « s’autocréer ». Pourtant, la réalité scolaire des années 1970 en est autre. Les rejetons de la réforme Parent, comme le note le sociologue Guy Rocher, craignent « d’être absorbés par la machine infernale de la collectivité, d’être déshumanisés, aliénés et dépersonnalisés par un système anonyme et sans âme ». La critique contre-culturelle de la famille, de surcroît, fait en sorte que les parents sont moins certains des valeurs à transmettre à leurs enfants exigeant de plus en plus de l’école qu’elle prenne le relais en la matière.
La nouvelle sensibilité thérapeutique en éducation
De façon générale, la délégitimation et le déclin rapide des institutions dans les sociétés occidentales, comme le note le sociologue américain Christopher Lasch, semblent avoir occasionné une forme de repli narcissique des individus sur eux-mêmes. Cela les aurait poussés à la recherche d’eux-mêmes, de leur moi profond, à travers une quête d’authenticité et de prise de conscience d’eux-mêmes. Cela n’étant pas sans susciter chez eux une crainte à l’endroit de leur avenir de même que des angoisses identitaires déclenchées par l’injonction de devoir individualiser de leur propre chef leur parcours de vie. Lasch écrit que « le radicalisme des années 1960 a été utilisé non comme religion de remplacement, mais comme une forme de thérapie par un grand nombre de ceux qui l’ont embrassé, pour des raisons plutôt personnelles que politiques ». Son verdict : un tel radicalisme donnait bien souvent « but et signification à des existences vides ».
Cette période est donc propice à l’avènement d’une nouvelle sensibilité thérapeutique, se déclinant par la montée en popularité d’un corpus de thérapies en faveur du potentiel humain. Elle donne donc corps à une éthique thérapeutique prônant certaines règles dans les rapports interpersonnels, tout en laissant une liberté maximale à l’individu dans son cheminement personnel. Relations sous forme de contrat, minimum d’entraves à la jouissance et au développement personnel : tel semble être le nouveau credo de cette éthique thérapeutique devant prétendument concrétiser la possibilité de l’autocréation de soi.
Dès 1979, de nouvelles réformes au ministère de l’Éducation consacrent le déclin de bon nombre des idéaux du rapport Parent, ou encore, selon un autre point de vue, leur radicalisation jusqu’à dénaturation. Les idéaux libertaires de la contre-culture et le refus intrinsèque du recours à la norme qui lui est associé n’auront donc pas amené davantage d’autocréation ou d’émancipation personnelle. Ils auront présidé, en fait, à l’absence de repères communs, laissant le champ libre au déploiement d’un nouveau dispositif de normes thérapeutiques. Au début des années 2000, le renouveau pédagogique s’est inscrit en continuité avec cette vision thérapeutique. Un tel virage, loin d’apaiser les angoisses identitaires de l’élève, les exacerbe en accentuant la dimension psychologique et émotionnelle de l’éducation prodiguée, tout en déclinant sous forme de pathologies les écarts de comportement et les troubles d’apprentissage de l’élève.
50 ans après la création du ministère de l’Éducation du Québec, l’école québécoise ne sait plus vraiment instituer la société qui la porte. Marquée au fer rouge par la crainte de porter atteinte au développement de l’élève, à son estime de soi, elle ne sait plus assumer sa charge normative et culturelle. Pourtant, à travers les âges et par-delà le présentisme ambiant, son rôle demeure d’inculquer un ensemble de références communes. Un apprentissage nécessaire qui permettra à l’élève, à hauteur de lui-même, de faire corps avec une entité qui lui préexiste et le dépasse : la société dans laquelle il vivra. Car au-delà du mythe de l’autocréation, l’inculcation de repères partagés nous permet surtout de nous situer et de nous mouvoir dans un monde où tous auront en commun les balises délimitant notre propre humanité. Telle est la condition première de la liberté, de l’émancipation personnelle.
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