Le «moi» est détestable, dit l'adage. Pourtant, il me faut indiquer d'entrée de jeu que vient de paraître sous ma signature, chez Québec Amérique, un ouvrage intitulé L'Embarras des langues. Origine, conception et évolution de la politique linguistique québécoise, ce qui me semblait la manière la plus appropriée de souligner les trente ans de la Charte de la langue française. Je ne pensais pas, en l'écrivant, qu'il serait autant d'actualité au moment de sa parution.
Il y a eu d'abord la crise des «accommodements raisonnables», provoquée par Mario Dumont, confirmée par la création de la commission présidée par Gérard Bouchard et Charles Taylor, dont les audiences auront cours à l'automne. Puis, cette semaine, la Cour d'appel du Québec a invalidé la disposition de la Charte de la langue française dont l'objet est de bloquer le subterfuge des parents mécontents de ne pouvoir envoyer leurs enfants à l'école publique de langue anglaise et qui, pour y arriver, inscrivaient d'abord leurs petits en première année dans une école privée de langue anglaise non subventionnée; l'année suivante, ils demandaient ensuite leur admission dans les écoles publiques anglaises en invoquant que cet enseignement constituait pour leurs rejetons «la majeure partie de l'enseignement primaire reçu au Canada», conformément à la loi actuelle.
C'était, ni plus, ni moins, pour les parents qui pouvaient s'en permettre le luxe, «acheter» pour leurs enfants le droit de fréquenter l'école anglaise. À l'époque de la loi 22, des parents avaient, eux aussi, contourné le critère d'admission à l'école de langue anglaise, la connaissance de l'anglais par l'enfant, en s'organisant pour faire apprendre cette langue à leurs enfants par tous les moyens possibles, suffisamment pour qu'ils réussissent les tests d'entrée.
De plus, Brent Tyler, l'avocat des parents mécontents et l'éternel opposant à la Charte de la langue française, déclarait jeudi dernier, sur les ondes de Radio Canada, que son objectif ultime était le retour au libre choix de la langue d'enseignement accordé aux parents pour leurs enfants, indépendamment de la langue parlée à la maison. Ni plus, ni moins, en somme, que le retour à la loi 63 de 1969. L'éditorial de The Gazette du 24 août va, d'une certaine manière, dans le même sens en suggérant que toute restriction en cette matière aux choix individuels entraîne automatiquement l'intention de contourner les règles imposées. Dossier à prendre dès maintenant avec grand sérieux. C'est le retour à l'opposition entre deux idéologies du droit: la protection des droits individuels et la protection des droits collectifs.
Catastrophe pour le français
Or, il faut rappeler les conséquences catastrophiques pour la langue française qu'avait eues, les années suivantes, le libre choix de la langue d'enseignement sur la fréquentation des écoles par les enfants francophones et allophones. Les effectifs de l'école de langue française avaient constamment diminué au profit de l'école de langue anglaise.
Des années scolaires 1969-70 à 1973-74, des parents francophones envoyaient leurs enfants à l'école anglaise, peu les premières années, de plus en plus chaque année suivante, jusqu'au frein de la loi 22 en 1974. Cette tendance était plus marquée à Montréal qu'ailleurs au Québec. Chez les allophones, c'était 86,3 % des enfants qui fréquentaient l'école de langue anglaise dans l'ensemble du Québec, soit 90,3 % à Montréal et 51,7 % ailleurs au Québec. L'école française n'accueillait donc qu'une très faible proportion des enfants non francophones, alors que l'école de langue anglaise devenait de plus en plus hétérogène du point de vue de la langue maternelle des enfants puisque 30 % de ses élèves étaient non anglophones, dont le tiers de langue maternelle française.
Compte tenu du prestige accru de la langue anglaise comme langue internationale et du fait que les techniques modernes de communication, surtout Internet, en ont augmenté les occasions d'utilisation pour tout le monde, y compris dans le commerce et les entreprises, il faudrait s'attendre à ce que, dans l'hypothèse du libre choix de la langue d'enseignement, le retour massif à l'école de langue anglaise soit encore beaucoup plus marqué aujourd'hui qu'il ne l'a été entre la loi 63 et la loi 22.
Un accès à baliser
Le gouvernement du Québec doit donc rigoureusement défendre les critères d'accès à l'école de langue anglaise. À condition cependant que l'enseignement de l'anglais comme langue seconde s'améliore du tout au tout dans les écoles publiques françaises, d'autant que le taux de bilinguisme des francophones est le plus bas de tous les autres groupes linguistiques, ce qui joue contre eux.
Or, le ministère de l'Éducation s'entête à maintenir un enseignement de la langue anglaise à petites doses, formule pédagogique qui a largement fait les preuves de son inefficacité, de génération en génération. Le gouvernement actuel a même poussé cette logique en décidant de commencer cet enseignement homéopathique dès la première année du primaire pour satisfaire ceux des parents qui confondent nombre d'heures d'enseignement avec efficacité de cet enseignement.
Tous les spécialistes de l'enseignement des langues secondes sont d'un avis contraire: l'enseignement d'une langue seconde est efficace à la condition d'être intensif, d'être concentré en une période de temps uniquement consacrée à la langue seconde, ce qui suppose une réorganisation totale de cet enseignement soit à la fin du cycle primaire, soit au début du secondaire.
Multilinguisme individuel
La connaissance de la langue anglaise est indispensable de nos jours. Ce n'est plus la langue des «méchants Anglais» comme à l'époque pas si lointaine où cette langue était largement dominante au Québec comme langue des patrons, langue du commerce et des affaires, langue des bien nantis de la société alors que le français était la langue des gagne-petit et des tâches subalternes. Cette époque est terminée, grâce à la loi 101, et il n'est question pour personne de revenir en arrière, ni pour les francophones, ni pour les anglophones. [...]
Ce n'est pas trahir l'esprit de la Charte de la langue française que de promouvoir la connaissance de l'anglais. Au contraire, c'était même la conséquence de l'un des principes du Livre blanc du ministre Camille Laurin en 1977: «Il est important d'apprendre d'autres langues que le français.»
Le Québec est isolé, disait en substance le Livre blanc, dans un environnement politique et culturel entièrement de langue anglaise. Cette omniprésence de cette langue a façonné l'inconscient linguistique des Québécois francophones depuis presque 250 ans. Ils ne sont jamais neutres à son égard, comme dans les autres pays où elle est une langue étrangère parmi d'autres qui ne compromet en rien la langue nationale.
Dans notre monde qui rapetisse de jour en jour, le multilinguisme individuel, de tout temps un avantage, devient de plus en plus une nécessité. L'amélioration de l'enseignement d'une autre langue que le français est une nécessité pour le Québec et ne doit pas être considérée comme une entrave à la francisation.
Nous en sommes là aujourd'hui, à devoir considérer la langue anglaise comme une ouverture sur le monde et sur une culture, mais sans pour autant risquer de compromettre le statut de la langue française comme langue officielle, langue commune du Québec, langue de travail, du commerce et des affaires, langue d'intégration des immigrants anciens et récents.
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Jean-Claude Corbeil, Linguiste, l'auteur fut notamment directeur linguistique de l'Office de la langue française et sous-ministre responsable de la politique linguistique
La loi 101 de nouveau devant la Cour suprême
Loi 104 - promotion du bilinguisme
Jean-Claude Corbeil1 article
Linguiste, l'auteur fut notamment directeur linguistique de l'Office de la langue française et sous-ministre responsable de la politique linguistique
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