C’est le titre à la Une du 30 mars de La Libre Belgique qui est tout sauf un journal militant wallon : une provocation intellectuelle inspirée d’un livre récent du Professeur Michel Quévit : Flandre-Wallonie Quelle solidarité ? (Couleurs livres, Charleroi, 2010). Car c’est le slogan inversé que répètent les Flamands depuis que la Wallonie a perdu la première place économique en Belgique, sombrant dans une dramatique récession (le prétendu « déclin wallon » des années 60-70). Depuis, pour ces Flamands, la Wallonie vit aux crochets de la Flandre.
Une étude nuancée mais implacable
Michel Quévit a travaillé à une longue étude dont il affirme que les conclusions l’ont stupéfié. A la fin des années 60, on s’est rendu compte que le PIB/habitant de la Flandre avait rattrapé puis dépassé la Wallonie. On parle depuis d’une inversion dans le développement des deux nations: après avoir été riche la Wallonie serait devenue pauvre en raison d’un essoufflement de son économie autrefois riche de charbon et de sidérurgie. Certes, la plupart des charbonnages wallons ferment progressivement, principalement dans les années 60. Mais pour Michel Quévit, cette lecture de l’histoire est fausse. Voici pourquoi.
En 1830 se crée l’Etat belge. C’est une bourgeoisie francophone qui le domine. Elle exploite à fond le sillon industriel wallon qui, en proportion de son étendue et parfois aussi en chiffres absolus, est la deuxième puissance industrielle au monde. La bourgeoise francophone le connecte à l’axe Bruxelles-Anvers que cette bourgeoisie juge capital : Bruxelles la capitale financière, Anvers port énorme qui demeure le deuxième port européen et qui fut le premier port mondial. Cet axe est flamand.
Le développement d’Anvers et des industries qui s’y établissent doit tout à ce choix ancien. Le système bancaire qui dirige la Wallonie depuis Bruxelles et Anvers a des ambitions mondiales : une colonie au centre de l’Afrique, des chemins de fer en Europe occidentale, en Russie et en Asie, des chantiers navals etc. Cette bourgeoisie financière belge francophone, son horizon est l’intérêt national belge en lequel la Wallonie se retrouve. Mais, parallèlement, se met en place une classe dirigeante flamande. Ses représentants dominent le Parlement dès 1884. La Flandre obtient des crédits pour les productions agricoles en Flandre, menacées par les Etats-Unis. Ceci va permettre dans les années 1930 le développement d’une puissance financière dont la logique est flamande. L’acteur d'abord discret (la classe dirigeante flamande), va d’abord profiter de l’acteur encore en vue (la classe dirigeante francophone), qui, quoique francophone (de toute façon l'argent n'a pas d'odeur), mise sur la Flandre dans un but national belge. De toute façon, elle n’a pas de projet national wallon. Déjà avant 1914, la classe dirigeante flamande profite de ce contexte pour pousser au développement d’Anvers en créant l’énorme Canal Albert reliant le port d’Anvers à la Meuse en aval de Liège : Liège - ou la Wallonie orientale - pourrait se connecter à Rotterdam et le fera d’ailleurs, mais non sans peine. La crainte flamande, c’est que le grand port hollandais de Rotterdam ne supplante Anvers qui pourrait être menacé à l’est par Rotterdam comme, à l’ouest cette fois, par Dunkerque, débouché possible cette fois des richesses produites dans le Hainaut, la Wallonie occidentale.
L'establishment flamand a spolié la Wallonie
L’intérêt national belge que les Wallons entrevoient comme le leur (exemple : le Canal Albert) , est l’intérêt de la Flandre. Elle va peu à peu se voir doter, prioritairement, d’autoroutes, de lignes de chemins de fer électrifiées (la première en 1935 en Flandre, la dernière en Wallonie liant Liège à Namur 35 ans plus tard !), qui renforcent son poids logistique. Les charbonnages wallons sont quasi tous fermés, dès les années 60, parce que non rentables (et c’est le début du déclin wallon – expression contestable). La classe dirigeante flamande parvient peu à peu à valoriser la majorité démographique et politique de la Flandre. Alors, c'est la curée!
Cette classe dirigeante flamande va détourner les ressources financières de l’Etat belge en faveur de la prospérité flamande. Non pas seulement pour les ports, les chemins de fer, les autoroutes (dans le sillon creusé par l'ancienne bourgeoisie belge francophone), mais aussi l’aéroport national, puis le développement d’autres industries autour de ces ports (et aéroports), comme la chimie, la pétrochimie, l'automobile et enfin la sidérurgie près de Gand, largement financée par l’Etat belge alors qu’elle va s’avérer terrifiante pour la sidérurgie wallonne qui va connaître les pires difficultés, pas seulement à cause de l'investissement flamand, peut-être, mais cette concurrence a failli la faire périr. Et même pour les charbonnages flamands, pas plus rentables que les wallons, mais longuement soutenus 30 ans de plus qu’en Wallonie (au prix de nombreux milliards d'€) par l’Etat unitaire belge. Celui-ci inaugure aussi en 1959 une politique industrielle qui avantage si outrageusement la Flandre qu’elle est régulièrement condamnée par la Commission européenne. Cette politique porte sur des dizaines de milliards d’€ (en chiffres actualisés). Aux ports déjà actifs en Flandre (Anvers, Gand), la classe dirigeante flamande parvient à en ajouter un troisième, celui de Zeebruges, lui aussi financé avec les ressources publiques belges mises au service de la seule Flandre, mais que l’on justifie au nom de l’intérêt national (et l’idéologie nationale trompe encore, mais de moins en moins les Wallons). Enfin, lorsque la sidérurgie wallonne passe à côté de sa mort sans phrase (à l’instar de toutes les sidérurgies d’Europe), les politiques flamands imposent une politique « nationale » complémentaire d’aides à une série de secteurs industriels tous situés en Flandre et, en plus, au profit de sa propre sidérurgie pourtant intacte. En plein marasme, la Wallonie n’est aidée que pour sa sidérurgie, avec moins d’un quart des aides étatiques belges, alors que la Flandre s’adjuge le reste qui n’est pas toujours en péril. Les aides en Flandre vont à des secteurs porteurs (la chimie par exemple). C’est alors que les dirigeants flamands clament qu’il ne faut plus que la sidérurgie wallonne soit aidée. On trouve un subterfuge pour refinancer l’Etat fédéré flamand endetté, alors que l’Etat fédéré wallon qui ne l’était pas est contraint d’utiliser ces mêmes sommes pour aider seul la sidérurgie wallonne, le reste des entreprises flamandes continuant, elles, à bénéficier de la manne nationale.
Même si les difficultés de la Wallonie ne tiennent pas toutes à cela, elle a été spoliée par une certaine Flandre, au pire moment de son histoire économique, de dizaines sinon de centaines de milliards d’€.
L'establishment belgo-flamand méprise ensuite les Wallons spoliés
Et c’est le moment choisi par tout un establishment (pas que flamand, une certaine RTBF, certains médias pourtant francophones renchérissent : vae victis !), pour décrire la Wallonie comme une région de chômeurs,de corrompus et d’incapables, vivant « aux crochets de la Flandre ». C’est une déviation chrétienne (largement répandue aussi chez les athées), que de faire de toute personne en difficulté quelqu’un qui l’est « de sa faute ». L’ouvrage de Quévit fait un tabac. Il corrobore de nombreuses autres analyses faites chez nous ou à l’étranger. Juste après ce très beau livre de Pascal Verbeken Les Flamands en Wallonie. Ces Flamands pauvres attirés au 19e siècle par une Wallonie pauvre aussi mais pourvoyeuse d'emplois. Mais ce ne sont pas les mêmes Flamands. Ils ne sont pas la Flandre à laquelle le mouvement wallon a arraché son autonomie qui ne répare pas tout, mais qui a sans doute évité la mort économique de la Wallonie. Pour Michel Quévit, dans l’esprit de l’Europe et dans l’ancien esprit national qui lui a tant servi au départ, la Flandre (les transferts Flandre/Wallonie sont les plus faibles d’Europe), devrait faire preuve de solidarité à l’égard de la Wallonie. On en est loin. Et dans certains médias francophones, pourtant financés par les Wallons et ne vivant que du public wallon, on chante une même chanson odieuse à la limite … du pire. Quant aux aides européennes, la Flandre continue à faire tout pour se les arroger en majorité. Si la Belgique est l’Etat dans le monde qui donne le plus de pouvoirs aux entités fédérées, c’est parce que des Wallons lucides ont tout fait pour l’obtenir. Les Wallons qui mettent en cause cette réforme profonde ignorent que sans elle, ils seraient, façon de parler, déjà tous morts et condamnés à se taire. Quévit dit que l’esprit européen d’équité dans le développement des régions d’Europe devrait changer la donne. Mais en février à Saragosse « notre » (parce que « belge ») flamboyant Président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, a proposé de diminuer de moitié les sommes consacrées à la solidarité européenne entre régions pauvres et riches [La Libre Belgique du 30 mars). L’UCL, université wallonne et francophone (l’université de Michel Quévit !), l’a pourtant fait docteur honoris causa à la va-vite il y a quelques semaines. L’aveuglement continue.
Il faut lire absolument le livre de Quévit dont on aura un avant-goût avec quelques infos supplémentaires, par ce compte rendu détaillé
«La Flandre a vécu aux crochets de la Wallonie»
Chronique de José Fontaine
José Fontaine355 articles
Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur...
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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.
Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...
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3 commentaires
Archives de Vigile Répondre
27 octobre 2010Cette situation actuelle est honteuse !
Il est temps que les médias francophones relaient ces informations historiques et les diffusent à tous vents de manière régulière au travers de diverses émissions intelligentes et développées.
Peu de gens s'intéressent à l'histoire, ce qui est déplorable et probablement dû à un mauvais enseignement qui n'a pas su donner le goût. C'est donc un devoir d'ouvrir les yeux des wallons et de faire cesser leur crédulité.
Je m'étonne également du silence de nos politiciens sur ce sujet. Ont-ils peur d'en parler au nom de la diplomatie dans des négociations ridicules ? Je souhaiterais voir des loups plutôt que des moutons !
Naturellement, au lieu de s'unir, ils préfèrent écarter le M.R. et ainsi l'avis des électeurs ayant voté pour le M.R. Je ne sais pas si je ne trouve pas cela encore plus scandaleux que le comportement des politiciens flamands.
En écartant les représentants de quelque 30% des francophones, alors que l'avenir du pays est en jeu, ne laisse rien augurer de bon pour l'avenir.
Tous des irresponsables, surtout quand on sait ce que cette mauvaise gouvernance coûte au pays et qu'on demandera au citoyen de renflouer les caisses vidées par nos chers mandataires.
Eaux dormantes, réveillez vous !
Duc.
José Fontaine Répondre
7 avril 2010Martin Conway, Professeur à Cambridge et Anglais parfaitement francophone a écrit de la Belgique en général: «Les historiens européens ont trop négligé l'histoire contemporaine de la Belgique. Ses origines dans le compromis diplomatique de 1830, une géographie banale et une apparente placidité de la culture politique ont créé l'impression d'un pays sans grand intérêt, à côté de ses plus grands et turbulents voisins.» dans Degrelle. Les années de collaboration, Labor, Bruxelles, 2005, p. 24. Cette mauvaise réputation de la Belgique, je l'impute en ordre principal aux Français qui s'en désintéressent pour des raisons géopolitiques (que je comprends: pour un Français, comme me l'a dit le directeur d'Hérodote, les Belges et les Wallons sont embarrassants: ils parlent le français, mais ne sont pas des Français, alors que la Wallonie a une frontière commune avec l'Hexagone de plusieurs centaines de km: qui sont-ils donc?), et la revue française Hérodote est revenue un jour longuement sur cette question. Cela a des conséquences dans l'ensemble de la Francophonie et nuit en ordre principal aux Wallons qui, d'ailleurs, sont influencés par cette façon qu'ont les Français de les percevoir ou plutôt de ne pas les percevoir.
voir http://www.larevuetoudi.org/fr/story/sens-des-histoires-belges
Archives de Vigile Répondre
4 avril 2010Wallonie-Québec, même combat, même déclin, mêmes horizons bouchés, même descente aux enfers. Je n'avais jamais aussi bien pris conscience de ces similitudes jusqu'à aujourd'hui.