L’Opéra Garnier, à Paris, est une oeuvre architecturale incomparable. Autrefois appelé simplement Opéra de Paris, il demeure un des hauts lieux de la vie culturelle française. Rehaussée d’un plafond dessiné par Marc Chagall, la salle de spectacle est un prototype de ces salles en fer à cheval typiques des opéras italiens.
Or, ce qui fascine dans cette architecture, ce n’est pas tant la richesse de l’ornementation que la forme qui permet à chacun de contempler les autres spectateurs. On a en effet l’impression que le plus important n’était pas tant d’observer ce qui se passait sur scène que d’être vu et de voir ce qui se passait dans les loges. Comme si la bonne société, en allant écouter Wagner, souhaitait surtout se donner en spectacle.
Il y a longtemps que les moeurs raffinées du Second Empire ont disparu. Pourtant, les réseaux sociaux ont récemment ressuscité les pires travers de cette société de cour. Longtemps après l’Opéra, ces réseaux sont devenus le lieu où il faut être vu. Comme à l’époque de Napoléon III, c’est là que l’on voit se constituer les coteries, les chapelles et les cliques. Pour ne pas dire les factions, les sectes et les mafias. Le « twitteux » est en effet un surprenant volatile qui se déplace en bandes et pratique l’entre-soi. Dis-moi qui tu retwittes (ou ne retwittes pas) et je te dirai qui tu es. Ainsi voit-on se constituer dans ce bal des « m’as-tu vu » d’étranges sociétés qui prennent parfois des allures incestueuses.
Il n’y a pas si longtemps, on connaissait les opinions d’un leader en lisant ses articles, ses livres ou ses discours. Aujourd’hui, on suit quotidiennement ses moindres désirs et sautes d’humeur. Il faut avoir une opinion sur tout. Peu importe que l’objet du tweet concerne le sort de nos démocraties ou le ramassage des ordures. Il arrive même que, sur ces réseaux, le journalisme se transforme en cour de récréation.
Cette transparence est notamment en train de détruire toute forme d’autorité morale. Car le respect et l’autorité passent aussi par une certaine pénombre et une certaine distance. Il n’est pas certain que Churchill aurait pu convaincre les Britanniques avec son célèbre discours sur le « sang et les larmes » si Internet avait passé son temps à étaler sa vie sexuelle et sa consommation de whisky.
Mais cela serait un moindre mal si tous ces séides et sectateurs ne se transformaient pas aux premiers soubresauts en fantassins d’une véritable guerre civile. Un mot de trop ou qui n’est pas dans l’air du temps et les voilà qui se forment en bataillons prêts à en découdre.
On se trompe sur le sens des mots en croyant que ce délire a quelque chose à voir avec la démocratie. Umberto Eco y voyait plutôt « l’invasion des imbéciles ». Une invasion « qui donne le droit de parler à des légions d’idiots qui auparavant ne parlaient qu’au bar après un verre de vin, sans nuire à la communauté et ont maintenant le même droit de parler qu’un Prix Nobel ».
On se félicite presque que le grand philosophe René Girard soit décédé pour ne pas voir comment Internet illustre à des niveaux inégalés jusque-là ses thèses sur le bouc émissaire et le mimétisme sacrificiel. Avec pour résultat que nous vivons de plus en plus dans une atmosphère de guerre civile larvée qui peut éclater à tout moment. On dira que tout cela est virtuel et se déroule sur Internet. Mais l’exemple des gilets jaunes a montré qu’il ne manque pas de situations où le virtuel déborde sur le réel. Surtout quand la presse s’amuse — probablement par paresse — à prendre les réseaux sociaux pour l’opinion publique.
Il y a plusieurs semaines, l’historien polonais Dariusz Stola, qui dirige le Musée de l’histoire des Juifs polonais, à Varsovie, me confiait son opinion sur le sujet. Spécialiste de l’antisémitisme qui sévissait sous le voile communiste, il a vu la situation des Juifs s’améliorer dans son pays. Selon lui, grâce à un débat sérieux amorcé dès 1989, les Polonais étaient depuis une trentaine d’années en voie de se réconcilier avec leur histoire. Aujourd’hui, un Juif a moins de chances d’être agressé à Varsovie qu’à Paris, disait-il. Le débat se mena sereinement jusqu’au tournant de 2010. C’est alors qu’Internet a pris le dessus sur les médias sérieux et que tout s’est mis à déraper. « Le langage du débat public est devenu brutal à cause des médias sociaux », disait-il. Avec pour résultat que la parole a été monopolisée par les extrêmes. Et qu’elle est moins libre qu’avant.
Selon Stola, il en va de la survie de nos démocraties, qui ne résisteront pas longtemps à un tel régime qui hystérise tout. Un point de vue qui rejoint celui de Luc Ferry. Opposé à une loi sur les fake news qu’il juge liberticide, le philosophe réclamait récemment l’interdiction de l’anonymat sur les réseaux sociaux. Un premier pas qui devrait être suivi, disait-il, de l’application stricte des lois sur la diffamation.
« Certains disent que cela entraînera une autocensure, écrivait-il. Mais c’est bien le but ! L’anonymat permet de parler en public comme en privé, une pratique dont l’universalisation rendrait le monde invivable. Sa levée obligerait enfin chacun à assumer ses opinions. »