Le soutien de Bernard-Henri Lévy à la cause de Cesare Battisti révèle une complaisance intolérable à l'égard des hommes de lettres et des figures soi-disant révolutionnaires, fustige Barbara Spinelli dans La Repubblica. Une attitude hélas caractéristique d'une certaine intelligentsia française.
Barbara Spinelli | La Repubblica - Sa lettre la plus difficile, la plus ardue, Bernard-Henri Lévy aurait dû l’écrire non pas au président du Brésil, Lula, mais au président de l'Italie, Giorgio Napolitano, après s’être informé sur l’histoire italienne. Il ne me semble pas qu’il l’ait fait. Le geste le plus difficile, le plus ardu, aurait été de rendre visite non seulement à Cesare Battisti, mais aussi à ses victimes. Mais il ne me semble pas non plus qu’il l’ait fait. Ni lui, ni Philippe Sollers, ni Daniel Pennac, ni Fred Vargas, ni aucun de ces Français qui considèrent l’Italie comme un pays de singes dépourvu de magistrats dignes de ce nom. Un pays magnifique et rempli de mauvais citoyens, disait Stendhal.
Les Français en question sont des esthètes pour le moins sélectifs. Jamais ils n’élèvent la voix contre la mafia ou contre la culture de l’illégalité propagée par Berlusconi. Avec ses déclarations tonitruantes, Bernard-Henri Lévy, persuadé d’avoir produit une pensée, enferme son raisonnement dans un bocal comme un plat que l’on réchauffe de temps à autre. Il danse à la surface des choses, s’en tient aux arguments les plus faciles, qu’il présume anticonformistes. Il croit chanter en solo, loin du chœur. Sur son site, le voisinage du visage de l'Iranienne Sakineh et de celui de Battisti est indigne. Il est symptomatique d’une incapacité à comprendre le mal infligé à l’innocent. Ce n’est pas celui qui souffre vraiment qui l’intéresse, la fascination qu’exerce un assassin est irrésistible, bien plus passionnante.
Pour ceux qui le soutiennent, Battisti n’est pas même un terroriste. Bernard-Henri Lévy le qualifie d'"ancien enragé devenu écrivain". Les "enragés" avaient été, au temps de la Révolution française, les plus extrémistes. Philippe Sollers le baptise "héros révolutionnaire". Le seul fait d’être devenu écrivain le transfigure, l’absout, fait de lui un "intello", comme si ce titre suffisait à le hisser au niveau d'un Zola et de ceux qui, entre 1895 et 1906, prirent la défense du capitaine Dreyfus. Le fait est – si ce sont bien, ici, les faits qui comptent – que Cesare Battisti n’est pas seulement un "intello". Il fut un criminel de droit commun jusqu’à ce que, par commodité, il prenne le masque du révolutionnaire en adhérant aux PAC (Prolétaires armés pour le communisme). Il a été condamné par contumace pour avoir tué trois hommes et participé à un quatrième meurtre en 1978 et 1979, et il fuit pour échapper à la prison.
Ces intellectuels français se voient en héritiers des dreyfusards et même des moralistes français des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Mais les moralistes ne faisaient pas la morale. Ils décrivaient la nature retorse des hommes – à commencer par la leur – avec une ironie impitoyable. Je pense à Montaigne, à La Rochefoucauld, à Pascal, à Vauvenargues, à Chamfort. Leurs prétendus héritiers eurent eux aussi ce regard impitoyable et anticonformiste quand ils fustigèrent leurs propres convictions communistes.
Certes, ces "nouveaux philosophes" ont compris Soljenitsyne bien avant les Italiens ou les Allemands. Mais, dès qu'ils manient le concept de révolutionnaire ou d’intellectuel, ils sont affligés d’un strabisme étrange, leur acuité s’émousse. Le fait d'avoir guillotiné un roi leur donne un motif d'orgueil immuable, les rend prétendument supérieurs à tout Européen.
Même l'universalisme, dont les Français se font volontiers les chantres, les rend aveugles à leurs propres limites. Leur contribution à l’Union européenne est un mélange d’universalisme décoratif et de nationalisme effectif. Certains principes sont sacralisés à tel point qu’ils se sont ossifiés et en sont morts, comme ces étoiles qui pour nous continuent à briller bien qu’elles soient mortes depuis longtemps. De nombreuses polémiques intellectuelles agitent les Français les uns contre les autres, mais ils ne s’adressent ni à l’Europe, ni au monde, vis-à-vis desquels leur ignorance est souvent abyssale, une ignorance militante.
Les intellectuels français cultivent leur ignorance du fonctionnement de la justice italienne, de son indépendance, bien plus solide qu’en France, oublient la lutte que les magistrats mènent contre la mafia, contre la corruption, contre une politique réduite à des intérêts privés. Bernard-Henri Lévy nous invite à "tourner la page des années de plomb", du moins à les penser "sans passion, avec équité et en évitant la terrible logique du bouc émissaire". C’est une rengaine que les Italiens connaissent bien : mieux vaut tourner les pages du fascisme, des massacres, de l’opération "Mains propres", de l’assassinat des juges Falcone et Borsellino ainsi que de leurs escortes héroïques. Mais on tourne les pages en se remémorant et en faisant justice (la clémence vient après les verdicts), faute de quoi elles restent là et propagent leur infection mortelle. Ou bien on tourne la page et on oublie, comme le font les imbéciles ou les petits soldats de l’Ignorance, deux catégories si proches.
Même Jésus avait du mal avec les imbéciles. Il admettait : "Les boiteux, je les ai guéris, les aveugles aussi. Mais, pour les imbéciles, je n’ai rien pu faire." Nous n’avons pas besoin de l’ignorance militante et ahurie qui vient d’ailleurs : nous en avons largement notre dose chez nous. L'amalgame qu’on a fait entre terrorisme, mafia, corruption et mépris de la magistrature n’est pas une page obsolète qu’il s’agit de tourner. C’est le présent dans lequel nous sommes embourbés. Toutes ces choses, les Français ne les comprennent pas. Ils ont beau avoir fait la révolution et appeler chaque homme par le même nom – citoyen –, l’esprit de caste est tenace. Si vous êtes un intellectuel, vous jouissez d’une immunité particulière, même si vous avez tué votre femme, comme le philosophe Louis Althusser. Tocqueville, déjà, trouvait intolérable le flirt tellement français entre hommes politiques et gens de lettres.
Considérer les terroristes d’hier comme des vaincus, comme les perdants de l’Histoire, relève de l’abstraction littéraire la plus ignominieuse, peut-être. Le vaincu est celui qui sort battu d’un conflit dans lequel il a été un combattant régulier, un guérillero ou un véritable enragé. On lui doit le respect : un nouvel ordre va se reconstruire, où il aura sa place. Les années de plomb n’ont pas été une guerre civile. Elles ont été une histoire criminelle, comme l’a été une grande partie de l’histoire italienne.
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