Essais québécois

L'homme moderne sans référence

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Auteur, en 2007, du savant et lumineux État de la nation (Liber), le politologue Jean-François Lessard poursuit son exploration du procès moderne dans un très solide essai intitulé La Question du politique dans la modernité. Comprendre le malaise contemporain.
«Si nous ne vivons pas dans des régimes idéaux, écrit-il, les sociétés démocratiques occidentales vivent tout de même de nos jours dans des régimes pour lesquels les acteurs les plus engagés se sont longtemps battus. [...] Le sentiment dominant n'en est pourtant pas un de satisfaction. La tendance est beaucoup plus à décrier les manquements du régime démocratique qu'à saluer ses réussites.» Comment, donc, expliquer ce malaise, qui s'accompagne d'une «dépolitisation de la société»?
Dans une démarche d'interprétation qui se situe à mi-chemin de la philosophie et des sciences humaines, Lessard propose une brillante relecture des grands moments de la modernité (révolutions américaine et française), de ses grands thèmes (démocratie, politique, nation, progrès, idéologie) et des discours contemporains qui remettent ces derniers en cause (postmodernisme, multiculturalisme, néomodernisme). Ce parcours l'amène à constater que, aujourd'hui, «le récit national n'arrive plus à s'imposer», même si le cadre national perdure et «que la société moderne connaît une fragmentation».
Les messianismes modernes, incarnés dans des idéologies qui ont parfois mené à des dictatures, ont échoué, entraînant ainsi un désinvestissement à l'égard du politique et une mise à distance du souci de l'égalitarisme économique. L'individualisme moderne qui caractérise notre époque s'investit dans un égalitarisme social (démocratisation vestimentaire, fin de l'autorité, revendications spécifiques des femmes, des étudiants, des handicapés, des homosexuels, etc.) qui prend souvent la forme de communautarismes mous.
S'ils peuvent sembler incompatibles au premier abord, l'individualisme et les nouvelles formes de communautarisme, pour Lessard, ont partie liée. «Les choix de vie deviennent des choix plus individuels que jamais auparavant. Les liens sociaux se déclinent sur le mode de l'élection.» Les communautarismes, perçus par certains comme un retour à des identités figées, n'échappent pas à cette logique individualiste. «Les liens communautaires étant maintenant électifs, précise l'essayiste, ils sont devenus multiples et fragiles. La multiplication des identités [chez une même personne] vient relativiser leur importance spécifique.» En ce sens, ces communautarismes -- Lessard parle d'un multiculturalisme «de boutique» -- ne menacent pas vraiment «l'édifice politique moderne» et demeurent, par leur caractère individualiste, dans la logique de la modernité.
Cette fragmentation sociale soulève néanmoins le problème du vivre ensemble. Le relativisme, et les valeurs de tolérance et de pluralisme qui l'accompagnent, suffit-il pour faire société? «Jusqu'où, demande Lessard, ira le déracinement de l'homme moderne»? Comment les hommes parviendront-ils à poursuivre le dialogue, malgré cet individualisme qui n'a pas que des défauts? C'est là, conclut le brillant et exigeant essayiste, le grand défi de l'époque actuelle.
L'ère de la déréliction
«Qu'est-ce qui reste quand les humains en société ne "croient" plus?», demande à son tour Marc Angenot dans En quoi sommes-nous encore pieux?, un troublant mais fort essai «sur l'état présent des croyances en Occident». Les hommes des Lumières, écrit-il, appelaient de leurs voeux un rejet de la religion qui ferait place à l'émancipation de la raison. Or, constate Angenot, ce désenchantement a bel et bien eu lieu, mais il nous laisse plutôt dans «une sorte de stase avec un étiage bas de résidus de dogmes, un bariolage de croyances et de "crédulité", des cultes-entre-guillemets».
La sécularisation -- séparation de l'Église et de l'État et régression massive des pratiques religieuses -- est, pour Angenot, un fait avéré. Elle s'applique autant aux confessions religieuses comme telles qu'aux «religions séculières», c'est-à-dire ces philosophies modernes de l'histoire (socialisme, fascisme et même un certain libéralisme) qui, tout en affirmant le rejeter, recyclaient l'esprit religieux. Parce que l'hétéronomie -- qu'elle soit divine, révolutionnaire, progressiste ou nationaliste -- est totalement dévaluée comme principe directeur, Angenot n'hésite pas à parler «d'une ultime étape désormais atteinte de la sécularisation et du désenchantement du monde occidental».
Selon lui, la thèse d'un «retour du religieux» ne tient pas la route. Ailleurs qu'en Occident, où le concept de sécularisation ne s'applique pas (les pays de l'Islam, par exemple), le religieux ne «revient» pas puisqu'il n'est jamais parti. Mais «en Europe et, en fait quoi qu'on en dise, dans la plus grande partie de l'Amérique du Nord, l'homme et Dieu sont séparés comme ils ne l'ont jamais été».
Or cet état de déréliction -- ni Dieu ni les Grands Récits politiques ne nous sauveront -- n'entraîne pas le triomphe de la raison, mais une anomie ou, pour parler comme Weber, un «polythéisme des valeurs» dans lequel des «résidus» religieux et des «survivances» militantes sont privatisés, éclatés, et relèvent plus, pour reprendre les mots de Jean-Claude Guillebaud, de la crédulité que de la croyance. Le relais divin, par exemple, est remplacé par les tendances au primitivisme, à l'orientalisme et à l'occultisme, alors que la politique, la gauche et la démocratie sont en crise et concurrencées par l'individualisme marchand et les communautarismes.
Le philosophe antimoderne Leo Strauss se demandait comment «la multitude non philosophique» pourrait affronter ce trouble désenchantement. La tranchante réponse de Marc Angenot prend des accents tragiques. «L'homme (post-)moderne, conclut-il, se trouve pris à jamais entre l'impossibilité d'un retour à l'enchantement de la transcendance et l'impossibilité de regarder en face l'immanence inerte des choses et d'assumer l'absurdité de ce monde. Il lui reste à continuer à chercher des manières résiduelles de s'illusionner.»
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louisco@sympatico.ca
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La question du politique dans la modernité

Comprendre le malaise contemporain

Jean-François Lessard
Liber
Montréal, 2008, 222 pages
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En quoi sommes-nous encore pieux ?

Sur l'état présent des croyances en Occident

Suivi de la réplique de l'avocat du diable par Georges A. Lebel
Marc Angenot
PUL
Québec, 2009, 136 pages


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