Lorsque l'histoire ne s'accorde pas avec les thèses du pouvoir, celui-ci arrange l'histoire à son goût. Ce procédé a déjà été mis au jour dans le célèbre roman «1984» de George Orwell, qui dénonçait par la fiction la falsification historique opérée par les idéologues soviétiques. Mais au Canada, la réalité est aussi riche que la fiction puisque depuis quelques années, les fédéralistes s'évertuent non seulement à nier l'existence du peuple québécois, mais aussi à nier les effets de la défaite militaire de 1759.
Le Canada ne peut fonder son projet national sur la glorification du passé. Il ne peut assumer son histoire depuis les origines de la colonisation des terres septentrionales de l'Amérique sans reconnaître que la violence est à la source du fédéralisme canadien. Pour renforcer le processus de construction de l'identité canadienne, les fédéralistes réécrivent l'histoire en faisant commencer l'histoire du Canada en 1867, comme l'ont montré les célébrations du 125e anniversaire du Canada, en 1992. Cette stratégie des nationalistes canadiens confirme l'analyse d'Ernest Renan, qui soutenait que les nations dominantes fondent leur existence sur l'oubli du passé pour obtenir l'harmonie, la cohésion et la bonne entente des peuples subjugués qui consentent ainsi à leur subordination. «L'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de chose en commun et aussi que tous aient oublié bien des choses » (1). Après l'oeuvre des armes, tout conquérant, pour asseoir sa domination, procède à la conquête des esprits. Mais cela signifie aussi que la mémoire est une arme dans le combat des peuples conquis, dont l'émancipation dépend de leur connaissance de l'histoire. Nos prédécesseurs ont eu raison de choisir pour devise du Québec: «Je me souviens» à la condition de ne pas se laisser asservir par l'histoire des vainqueurs.
Les fédéralistes ont donc tout intérêt à faire oublier les sources de la crise politique canadienne, qui remonte à la conquête britannique du Canada, car sans elle, il n'y aurait pas eu hégémonie des conquérants anglais sur les Canadiens d'ascendance française et il n'y aurait pas de crise de «l'unité nationale». Cette entreprise d'occultation vise à faire accepter aux Québécois leur statut de minorité ethnique et à délégitimer aux yeux de l'opinion publique internationale la volonté de libération nationale du peuple québécois. On fait ainsi l'impasse sur toutes les luttes de résistance qu'a imposées le système colonial britannique à la population française et on fait passer comme vertus du fédéralisme les compromis arrachés après d'âpres batailles juridiques et politiques. Notre survivance est réinterprétée et récupérée comme symbole de la magnanimité et de la tolérance de la société canadienne. Cette mystification atteint l'impertinence lorsqu'elle veut nous faire croire que nous avons accepté collectivement notre inclusion dans le système politique canadien au nom d'un prétendu pacte, alors que les Québécois n'ont jamais été consultés et n'ont jamais donné leur accord à la constitution du Canada, pas plus en 1867 qu'en 1982.
Par cette inversion de l'histoire, on tente d'invalider le droit des Québécois de se séparer d'un système politique qui a été si généreux à leur endroit et auquel leurs élites ont accepté de collaborer. Du même coup, on rend incompréhensibles les raisons de la volonté d'émancipation nationale. Et plus le temps passe, plus notre mémoire collective assimile la logique des dominants, notre identité collective devenant de plus en plus ambivalente et incertaine, asservie par la propagande fédéraliste et par le poids de nos échecs militaires et politiques.
La formation d'une identité spécifique
Tant par leur rapport à l'environnement naturel, par leurs conditions de vie que par leur système social, les premiers habitants de la Nouvelle-France ont développé une mentalité et une identité spécifiques vis-à-vis leur mère patrie, tout comme l'ont fait leurs voisins des colonies du sud de l'Amérique, aussi bien britanniques, espagnoles que portugaises. L'individualisme et l'esprit d'indépendance étaient deux traits caractéristiques de la population canadienne sous le régime français, ce dont se plaignaient fréquemment les administrateurs coloniaux qui rapportent que les habitants faisaient preuve de beaucoup d'insubordination à l'égard des lois civiles. Par exemple, les habitants ne respectaient pas les ordonnances concernant la traite des fourrures. Ils faisaient de la contrebande, contestaient les corvées, rentes et autres obligations. En quelque sorte, les Canadiens se foutaient de l'autorité des administrateurs métropolitains, ce qui est un indicateur de l'émergence d'une conscience nationale comme le reconnaîtra Bougainville, qui écrit: «Il semble que nous soyons d'une nation différente, ennemie même » (2). On rapporte que parmi le clergé, il y avait rivalité entre les membres du clergé nés en colonie et les membres français du haut-clergé. Ces différences se manifestaient enfin dans les stratégies militaires, les officiers canadiens préférant les techniques de guerre de guérilla, qui avaient assuré leurs victoires contre les colonies britanniques, aux techniques codifiées des officiers français faisant défiler les troupes rangées par rangée sur les champs de bataille, tactique malheureuse qui fut employée par Moncalm sur les plaines d'Abraham avec les conséquences que l'on connaît.
L'expérience de la colonisation entraîne forcément une différenciation culturelle qui pousse les colons à prendre conscience de leurs intérêts spécifiques et les conduit inéluctablement à s'opposer aux impératifs de la métropole et aux administrateurs qu'elle délègue pour les faire appliquer. L'histoire des implantations européennes en Amérique est l'histoire de leur émancipation progressive à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, le Canada échappant à la règle de l'émancipation politique en raison même de la double colonisation provoquée par la défaite militaire de 1759, qui empêchait toute rupture du lien colonial avec la nouvelle métropole tant et aussi longtemps que la minorisation des francophones n'avait pas été accomplie. Le poids démographique des francophones et leur combativité prolongeaient la tutelle de Londres jusqu'au milieu du XIXe siècle.
N'eut été de la défaite de 1759, on peut conjecturer que le Canada aurait suivi l'exemple des colonies américaines qui devinrent indépendantes en 1787 et qu'il serait devenu indépendant dans la foulée de la révolution française puisque la Déclaration universelle des droits de l'homme était incompatible avec le maintien d'une tutelle coloniale. Les habitants qui avaient à plusieurs reprises manifesté leur distinction nationale et qui se définissaient comme Canadiens pour se démarquer des autorités coloniales françaises auraient utilisé leurs nouveaux droits pour prendre le contrôle politique de la Nouvelle-France et s'émanciper. Mais ce destin naturel fut bloqué par la force des armes.
Les contradictions du colonialisme britannique
Dès que les canons eurent cessé de tonner, de démanteler l'empire français en Amérique et de détruire le patrimoine des Canadiens, les nouveaux maîtres prirent conscience du problème politique que posait la présence massive des Canadiens pratiquant un droit, une langue et une religion différents des leurs. Comment conserver la nouvelle colonie aux mains de la Couronne sans pouvoir compter sur une population britannique majoritaire? Par l'assimilation forcée et le peuplement intensif de sujets britanniques. Mais comment attirer dans la nouvelle colonie une telle population en lui accordant des droits dont elle jouissait en métropole ou dans les autres colonies britanniques, tout en les refusant à l'immense majorité des nouveaux sujets? Les nouveaux gouverneurs jonglèrent avec ce problème en maniant la politique de la carotte et du bâton, en encourageant l'immigration anglo-protestante et en concédant des droits particuliers aux élites cléricales en échange de leur collaboration subordonnée.
Après la guerre d'indépendance américaine, comme il fallait accommoder la venue massive de loyalistes qui, pour être demeurés de loyaux sujets de sa Majesté, ne voulaient pas pour autant vivre sous un régime militaire et se voir privés des institutions britanniques (système de tenure, justice, système parlementaire), Londres adopta un arrangement constitutionnel qui visait à récompenser la loyauté des immigrants américains et britanniques et qui ne lui aliène pas les Canadiens. Ce compromis consistait à séparer les deux populations en divisant la colonie en deux: le Bas Canada, peuplé très majoritairement par des Canadiens et le Haut Canada, peuplé par des loyalistes. Pour répondre aux voeux et aux intérêts des colons et des marchands britanniques, on instituait dans chaque colonie une assemblée législative qui avait le pouvoir de lever des impôts, mais qui n'avait pas le pouvoir de contrôler les dépenses publiques et les nominations dans la fonction publiques qui restaient la chasse gardée de la clique du château et de la bourgeoisie marchande anglaise. Ce nouveau système politique portait les marques de la contradiction coloniale, c'est-à-dire que l'établissement d'un véritable régime démocratique était incompatible avec le maintien du pouvoir des conquérants. Malgré ses limites intrinsèques, cette nouvelle constitution permit l'émergence d'une élite laïque canadienne qui entra en conflit avec l'élite cléricale alliée au pouvoir colonial et avec la bourgeoisie marchande qui voulait se servir des institutions démocratiques et des fonds publics pour favoriser ses entreprises. Exclus du commerce, de l'administration publique et des carrières militaires, les jeunes canadiens ne pouvaient réaliser leurs aspirations que dans les professions libérales. L'agriculture ayant été le seul champ d'activité économique laissé aux Canadiens par les conquérants britanniques, ils lièrent leur avenir à celui de la paysannerie et celle-ci leur accorda sa confiance en les élisant indéfectiblement pour les représenter à l'Assemblée législative.
Cette nouvelle élite, inspirée par les luttes de libération nationale qui se déroulaient en Amérique latine et en Europe, adhérait aux idéaux démocratiques et républicains. Ses intérêts et son idéologie la poussaient à entrer en conflit avec le clergé, qui prêchait la soumission à l'autorité coloniale et avec les marchands anglais qui accaparaient les ressources de l'État colonial grâce au pouvoir discrétionnaire des administrateurs coloniaux. L'élite coloniale s'opposait alors à toute réforme démocratique qui eut permis aux représentants du peuple de contrôler le budget de la colonie pour la bonne et simple raison que les Britanniques n'avaient pas conquis le Canada pour redonner le pouvoir politique et économique aux Canadiens. Forts de leurs mandats législatifs, les députés canadiens refusèrent de contribuer au financement des coûts de fonctionnement de la colonie tant et aussi longtemps que le principe du gouvernement responsable ne serait pas reconnu par Londres. Pour combattre l'intransigeance coloniale, ils organisèrent le Parti patriote, dirigé par Louis-Joseph Papineau, qui tenta de réaliser l'émancipation politique du peuple canadien par l'obtention des droits démocratiques. La lutte nationale prendra la forme des luttes parlementaires. A travers ces conflits, les Patriotes vont structurer la conscience nationale en revendiquant le droit à l'autodétermination: la nécessité pour une nation de se gouverner elle-même par des institutions démocratiques. Si, pour l'essentiel, les revendications des Patriotes sont de nature politique, c'est parce qu'elles reflètent la particularité de la situation coloniale, où la domination sociale et nationale s'exerce au moyen de l'appareil d'État. En réalité, la démocratisation des institutions politiques signifiait le renversement du pouvoir économique de la bourgeoisie marchande et de son allié, l'aristocratie bureaucratique, et la constitution d'un État Nation canadien dirigé par et pour des Canadiens. Ce projet d'émancipation nationale, contenu dans les 92 résolutions, était appuyé par la population car aux élections de 1834, tous les députés de la tendance modérée qui s'y étaient opposés furent battus. Le Parti patriote recueillit 95 % des suffrages. L'exacerbation des contradictions coloniales et de l'autoritarisme gouvernemental radicalisait l'opinion publique.
En 1837, le gouvernement britannique décide un coup de force pour en finir avec la résistance de l'Assemblée contrôlée par le Parti patriote. Il décrète la saisie des fonds de l'Assemblée et l'arrestation des chefs du Parti patriote. L'armée est lancée dans les campagnes pour réprimer et arrêter les partisans du mouvement patriotique. Il s'agissait en quelque sorte d'une deuxième conquête militaire, qui visait à décapiter la résistance à l'oppression nationale.
L'Union forcée
Pour les vaincus de 1759, l'échec de la contestation patriotique était grave de conséquences. La répression, le pillage, les incendies et les meurtres commis par les troupes britanniques allaient refouler pendant plus d'un siècle les espoirs d'émancipation nationale. Avec l'appui du clergé, le conquérant réussira à effacer des mémoires les idéaux d'indépendance, de démocratie et de république.
L'élite patriotique, qui avait assuré le leadership de la société canadienne, perd son rôle dirigeant. L'Église profite de ce vide politique pour instaurer son emprise sur la société canadienne. Ceux qui aspiraient encore à jouer un rôle politique devront désormais se soumettre au contrôle du clergé et du pouvoir colonial. Les éléments modérés de cette élite acceptèrent la tutelle de l'Église et leur insertion dans un jeu d'alliances où ils avaient perdu toute capacité d'initiative. Elle s'alliera aux capitalistes anglophones, monnayant son appui politique en échange de postes honorifiques dans la fonction publique. Elle reléguera aux oubliettes la promotion des intérêts du peuple, s'accommodant de nombreuses compromissions et lui préférant un pragmatisme rémunérateur. Dans la nouvelle conjoncture, les représentants politiques du Bas-Canada durent s'intégrer à un jeu d'alliances avec les partis du Haut-Canada et se contenter de jouer un rôle d'appui. Ils assurèrent leur survie politique en marchandant leurs soutiens à l'intérieur d'un système de partis où ils étaient condamnés à être une minorité d'appoint, à laquelle on laissait quelques postes honorifiques pour mieux mystifier les électeurs canadiens-français. Désormais, les trompettes de l'idéologie de la résignation, de la soumission et de la collaboration trouveront résonance dans la conscience populaire. L'idéologie dominante allait pour un siècle refléter la vision du monde du clergé, ses intérêts et les sources de son pouvoir. Les Canadiens devront même abandonner leur identité et reconnaître leur statut de minoritaire dans le cadre du nouveau système politique en se définissant comme Canadiens français. L'identité était réduite à un qualificatif. Les anciens Canadiens qui, dans la première moitié du XIXe siècle, avaient été au diapason du progrès, de la modernité et de la conquête des droits démocratiques, se retrouvaient enfermés par la puissance coloniale dans la logique de la survivance, repliés sur un nationalisme défensif, ethnique, sans horizon politique. Les Canadiens français étaient soumis à un régime de dépendance où ils développèrent le génie de la compromission.
Ce système a d'abord été imaginé par Lord Durham, qui préconisait l'assimilation des Canadiens qui, à ses yeux, n'avaient rien à apporter de positif à la civilisation puisqu'ils formaient un peuple sans culture et sans histoire. L'écho de cette pensée résonne encore aujourd'hui chez ceux qui refusent de reconnaître l'existence du peuple québécois et ne font que répéter le point de vue colonialiste de Durham, qui écrivait: «Cette nationalité canadienne-française en est-elle une... je ne connais pas de distinction nationale marquant et continuant une infériorité plus désespérée... C'est pour les tirer de cette infériorité que je désire donner aux Canadiens de notre caractère anglais... Ils sont un peuple sans histoire et sans littérature...» (3) Pour réaliser son dessein funeste et résoudre les contradictions du système colonial, il proposa l'Union des deux Canada et l'établissement du gouvernement responsable. Si Londres différa cette seconde recommandation, le Colonial Office accepta le projet d'Union législative qui réglerait le sort des Canadiens en les subordonnant à la volonté d'une majorité britannique. Cette nouvelle constitution allait aussi permettre de dépouiller le Bas-Canada des recettes fiscales accumulées depuis vingt ans et de renflouer le déficit du Haut-Canada, au grand bonheur de la bourgeoisie marchande qui pourra dès lors utiliser les fonds publics pour satisfaire ses ambitions commerciales.
L'Acte d'Union réunissait les deux Canada en une seule colonie et établissait un conseil législatif nommé à vie pour représenter l'oligarchie (le sénat actuel), une assemblée élue composée de 42 membres représentant le territoire du Bas-Canada et 42 pour le Haut-Canada. L'anglais était proclamé seule langue officielle. Cette constitution était faite à la mesure d'un pouvoir colonial qui veut dominer un peuple colonisé. Elle est contraire au principe démocratique de la représentation proportionnelle à la population puisque les 42 députés du Bas-Canada représentaient une population de 650 000 habitants alors que les 42 du Haut-Canada représentaient une population de 450000. On estimait sans doute que cette injustice allait être provisoire puisqu'on planifiait de noyer la population franco-canadienne par une immigration massive d'Irlandais et d'Écossais. Le Canada a été construit sur une obsession: contrer le poids démographique des francophones, le laminer et, à terme, le rendre insignifiant politiquement.
La lutte pour le gouvernement responsable pouvait donc reprendre dans le contexte de l'Union puisque les Franco-canadiens ne pouvaient plus contrôler la Chambre d'assemblée et procéder par la voie démocratique à la rupture du lien colonial par la proclamation de l'indépendance. La minorisation politique puis, par la suite, démographique des francophones permettait de résoudre la contradiction entre le statut colonial et la reconnaissance du principe démocratique de la responsabilité gouvernementale.
Dans un régime colonial, le colonisateur, pour instaurer la démocratie politique, doit soit imposer un régime d'apartheid comme en Afrique du sud lorsqu'il ne peut espérer renverser le rapport de forces démographiques, soit attendre que le groupe conquis devienne minoritaire sous le poids de vagues successives d'immigration. C'est cette dernière logique qui présida à la naissance du système politique canadien qu'on a appelé la Confédération, ce qui retarda de près d'un siècle l'accession du Canada à l'indépendance politique qui ne fut reconnue qu'en 1931.
La grande illusion de la Confédération
Le Canada comme système politique n'a jamais reconnu l'existence du peuple québécois ou anciennement appelé canadien. Les quelques concessions de nature culturelle qui sont utilisées pour faire illusion furent obtenues pour mieux avoir raison de notre potentiel de résistance et d'affirmation politique. Elles ont servi de pierre de touche à une stratégie hégémonique dont l'objectif était le consentement des Québécois à leur propre subordination et intégration à une structure institutionnelle où ils seront irrémédiablement incapables de déterminer les choix collectifs.
Ceux qui ont voulu la Confédération, ce ne sont pas les Canadiens français, comme on a tenté de le faire croire pour mieux nous assujettir aux nouvelles institutions, mais les barons de la finance de la Baring Bank et les stratèges politiques de Londres. Le changement constitutionnel de 1867 répondait, comme il se doit en régime colonial, aux intérêts de la métropole qui voulait alléger sa contribution financière à la défense de ses colonies en Amérique du Nord. Il fallait dès lors accorder au Canada plus d'autonomie dans la gestion de ses affaires intérieures. Comme les compagnies de chemin de fer financées par des capitaux britanniques allaient à la banqueroute, il fallait aussi créer une nouvelle source de crédit pour financer la construction de cette «épine dorsale» de la nation canadienne. En réunissant les colonies sous une seule administration, on faisait d'une pierre deux coups. Il ne s'agissait nullement d'un pacte entre deux nations, mais d'un arrangement politique conçu pour régler des problèmes administratifs. Si on a institué des provinces, ce n'était pas pour restituer une forme d'autonomie politique aux Canadiens français, mais tout simplement parce qu'il fallait réunir plusieurs colonies tout en préservant les pouvoirs et les prébendes des élites politiques de chacune d'elles. Une union législative aurait mis en cause trop d'intérêts locaux pour obtenir un consensus et certaines colonies comme Terre-Neuve, l'Ile-du-Prince-Édouard et temporairement le Nouveau-Brunswick refusèrent de se laisser séduire par cette nouvelle donne politique.
Au Canada français, l'élite politique était elle-même divisée sur la question puisque sur les 48 députés siégeant au Parlement du Canada-uni, 26 approuvèrent le projet de fédération et 22 le rejetèrent. Les avocats de la Confédération se rallièrent le clergé en arguant que les affaires locales comme la religion, l'éducation et la langue seraient de juridiction provinciale. On créerait aussi de nouveaux postes de députés pour occuper les sièges de la nouvelle législature provinciale, ce qui n'était pas pour déplaire aux politiciens. On espérait du côté des élites traditionnelles que le nouvel arrangement constitutionnel pourrait servir de rempart aux valeurs conservatrices et monarchiques et enrayer les influences du républicanisme américain. C'est du moins ce que pensait Georges-Étienne Cartier qui, en février 1865, justifiait en Chambre son appui au projet de regroupement des colonies britanniques: «Je suis opposé au système démocratique qui prévaut aux États-Unis. En ce pays, il nous faut une forme propre de gouvernement, où se retrouve l'esprit monarchique» (4). Pas étonnant que les Pères de la Confédération n'aient pas imaginé de consulter le peuple sur les institutions qui devaient le gouverner, consultation qui était par ailleurs réclamée par les libéraux canadiens-français. La démocratie ne peut être considérée comme une valeur fondatrice du fédéralisme canadien. Le peuple n'était pas jugé suffisamment éclairé pour reconnaître ce qui était bon pour lui.
L'État fédéral canadien était une forme modernisée du colonialisme britannique; il instituait l'intériorisation du colonialisme, c'est-à-dire le pouvoir de la majorité d'origine britannique sur la minorité d'origine française. Il offrait un avantage incomparable au système antérieur puisqu'il intégrait les représentants de la minorité à la structure du pouvoir. Il complétait le processus de minorisation amorcé avec l'Acte d'union. L'illusion de l'autonomisme provincial servira d'antidote aux velléités d'émancipation nationale. Elle maintiendra pendant plus d'un siècle un système de pensée confinant les Québécois à l'infantilisme politique, les rendant incapables de se concevoir comme un tout et les obligeant à se définir comme partie d'un ensemble qui les inclut comme individus, mais les nie comme peuple. Obnubilés par la nécessité de survivre dans les jeux de pouvoir, ils en oublieront pour un temps le sens du pouvoir que confère la souveraineté politique.
L'identification au Canada sera le meilleur garant de l'aliénation nationale des Québécois, de leur incapacité de se définir et de se gouverner par eux-mêmes. Pendant un siècle, les élites canadiennes-françaises feront croire que la Confédération servait les intérêts du Canada français et qu'elle était le fruit d'un pacte entre les deux peuples à l'origine du Canada. Cette vision de l'histoire entretenait l'illusion que le nouveau système fédéral corrigeait les injustices du passé et reconnaissait aux Canadiens français le statut de peuple. Dès lors, l'émancipation politique n'était plus nécessaire puisqu'on s'imaginait que le Canada était bi-national. Cette astuce des élites politiques ne résistera pas à l'épreuve des faits, comme le montrera l'évolution du Canada. Mais elle laissera des traces profondes dans la conscience des Québécois qui cherchent toujours à se faire reconnaître comme peuple par le reste du Canada, soit dans le cadre de la constitution canadienne, soit à travers la négociation d'un nouveau partenariat. Or, cette reconnaissance est impossible car elle supposerait que le Canada reconnaisse son passé colonial et les oppressions qui en découlent, ce qui impliquerait aussi la reconnaissance du droit de sécession du peuple québécois.
***
1. Voir Ernest Renan, Qu'est-ce qu'une nation, Paris, Presses-Pocket, 1992. p. 42.
2. Cité par Guy Frégault, La civilisation de la Nouvelle-France, p. 212.
3. Rapport Durham, Montréal, Éditions Sainte-Marie, p. 121 ss.
4. Cité par Jean-Charles Bonenfant, «Les idées politiques de Georges-Étienne Cartier», dans Marcel Hamelin, Les idées politiques des premiers ministres du Canada, Ottawa, Éditions de l'Université d'Ottawa, 1969, p. 36.
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