Dix ans après la sortie fracassante du documentaire produit par Richard Desjardins et Robert Monderie, L'Erreur boréale, le documentariste retrace la décennie qui a suivi la parution du documentaire-choc. Nous publions aujourd'hui le premier de deux textes signés par Richard Desjardins.
En 2004, Thomas Mulcair, alors ministre libéral de l'Environnement, est venu à Rouyn-Noranda pour annoncer la mise sous protection de quelques grenailles de territoire régional. À la fin de sa conférence, je lui demande: «Le gouvernement s'est engagé à protéger 12 % de son territoire en 1992. En avez-vous suffisamment en réserve, de ces territoires encore naturels?» M. Mulcair m'a répondu avec un remarquable aplomb: «Monsieur Desjardins, vous aurez des nouvelles très bientôt à ce sujet et vous serez agréablement surpris.»
Quelques minutes plus tard, je discute de l'affaire avec un de ses hauts fonctionnaires, responsable de l'implantation du réseau d'aires protégées au Québec. Il n'était lui-même aucunement au courant d'éventuelles nouvelles à me faire parvenir à ce sujet. R'gâr' donc ça...
Avec le temps, deux mondes se sont imposés à ma conscience: celui du showbizz et celui de la foresterie. D'abord, un univers basé sur l'illusion, la romance, le clinquant: celui de la foresterie. Et l'autre, où, malgré tout ce qu'on peut en penser, la parole donnée est grandement garante de la longévité professionnelle. Beaucoup de politiciens ne survivraient pas longtemps dans ce milieu.
Dix ans déjà
L'Erreur boréale a dix ans. Ce documentaire portant sur notre gestion forestière a bouleversé à peu près tous ceux qui l'ont visionné. Jusque-là, on ne s'en faisait pas trop avec notre patrimoine forestier, tellement vaste qu'il paraissait quasi impossible de l'hypothéquer. Le film a ébranlé cette croyance. Et continue de le faire.
Sur la page d'accueil du site du Conseil de l'industrie forestière du Québec (CIFQ), on y dénonce toujours L'Erreur boréale. Un clip nous y est proposé: la réponse de l'industrie, à ce qu'il paraît. À côté de deux images de coupe à blanc tirées du film -- et piratées -- on y voit deux autres photos prises aux mêmes endroits, quelques années plus tard. Tout est reboisé. C'est ben beau.
Y a-t-il un problème? Il y en a plutôt deux. D'abord, l'une des photos de L'Erreur boréale provient de la rivière Waswanipi, en plein peuplement pur d'épinettes noires. Or, sur la photo du CIFQ, on aperçoit un jeune peuplement de feuillus, commercialement beaucoup moins intéressants (au moins, le réalisateur du clip corporatif aura pu mettre le doigt sur un problème majeur rencontré en forêt nordique: elle ne se régénère pas comme prévu). Quant à l'autre photo, elle provient d'un parterre forestier inexistant dans L'Erreur boréale...
Comme il s'agit d'une pub corporative, ce genre de manipulation n'étonnera évidemment personne. Mais dix ans plus tard, malgré les constats alarmants émis par la vérificatrice générale du Québec (2002) à propos de notre gestion forestière, malgré les conclusions irréfutables du rapport Coulombe (2004) sur le même sujet, le fait que l'industrie forestière refuse toujours de reconnaître tout problème de régénération en dit long sur sa capacité à envisager une réalité pourtant patente: nos forêts sont amochées et nous devons faire autre chose que d'empirer la situation.
Attaques et intimidation
Au cours des premières années ayant suivi la sortie du film, les autorités espéraient résorber la mauvaise impression qu'il dégageait, en s'attaquant à ma crédibilité. Jacques Brassard, ministre des Ressources naturelles, s'y employa farouchement, mais sans trop de succès. L'opinion publique ne le suivit pas. Il fut démissionné et dut se contenter d'étaler sa rancoeur à l'égard des verts en signant des chroniques d'une rare acrimonie dans le journal Le Quotidien, de Chicoutimi.
Ensuite pointa l'intimidation. Jacques Robitaille, ancien sous-ministre, m'adressa une lettre d'avocat me mettant en demeure de ne plus évoquer publiquement son nom, alors que je m'interrogeais simplement sur le fait qu'il fût passé directement de sous-ministre responsable des forêts à patron des compagnies de bois du Québec.
Par ailleurs, au début des années 2000, on m'invite dans le coin de Biarritz, en France, à un festival subventionné en partie par la francophonie internationale, pour chanter et aussi présenter L'Erreur boréale. Quelqu'un de la Délégation du Québec à Paris téléphone au programmateur du festival pour lui signifier que le Québec retirerait sa subvention statutaire s'il diffusait notre film. Il s'est fait diplomatiquement envoyer...
Après ce bluff, le Québec a maintenu sa subvention, sans doute pour ne pas donner trop de publicité à son geste déplacé. D'autant plus que notre gouvernement avait fait placarder dans tout le métro de Paris une affiche touristique, une magnifique photo aérienne de la forêt boréale québécoise avec la chevelure d'une belle pitoune en guise de ciel.
Gestion intelligente
Il n'y a pas que dans le showbizz où l'image l'emporte sur le sens. Entre-temps, nous avions fondé l'Action boréale de l'Abitibi-Témiscamingue pour tenter de rassembler les forces d'opposition à ce régime forestier et proposer d'introduire un minimum d'intelligence dans la gestion de notre ressource.
À l'époque, nous défendions entre autres la préservation de la forêt de Kanasuta, près de Rouyn-Noranda, un trésor naturel et archéologique incontestable. La compagnie forestière Norbord décide d'y pénétrer. Je descends à Québec et demande une rencontre avec le nouveau ministre, François Gendron, et aussi André Boisclair, alors responsable de l'environnement et, par conséquent, de l'implantation des aires protégées. Le rendez-vous a lieu dans une antichambre de l'Assemblée nationale, avec les deux ministres et leurs bouncers intellectuels respectifs, souriants comme des pierres tombales.
«Je suis venu faire du casting pour L'Erreur boréale no 2», que je leur dis d'entrée de jeu. Ça ne riait pas très fort. «Si vous ne sortez pas Norbord de là, nous allons le faire nous-mêmes!» Vingt minutes d'explications au total. Boisclair, pourtant détenteur d'un ministère bien moins important que celui de Gendron mais qui s'alignait pour devenir son chef, finit par trancher: «OK, Desjardins, on va les sortir de là, mais par contre tu vas arrêter de m'appeler le ministre des Environs.» C'est ainsi que Kanasuta fut sauvée pour la première fois, par un recadrage de l'image du ministre Boistrèsclair.
Rapport de la vérificatrice
Quelques jours plus tard, en décembre 2002, nos efforts pour alerter l'opinion publique au sujet de l'incurie de notre gestion forestière trouvèrent un formidable écho lorsque la vérificatrice générale du Québec déposa son rapport sur la question. Sa conclusion: «Le ministère des Ressources naturelles n'est pas en mesure de déterminer s'il y a surrécolte du bois dans les forêts publiques.»
Mais là, le gouvernement était mal pris. L'opinion du vérificateur, c'est autrement plus dérangeant que celle de groupes écologistes n'ayant de comptes à rendre qu'à leurs membres seulement. J'avais déjà acquis la profonde conviction que le gouvernement, péquiste ou libéral, ne cherchait qu'à gagner du temps pour ne pas avoir à réduire les coupes de bois dans les régions forestières où se joue souvent le sort des élections. Tout d'un coup, l'intimidation cessa.
Rapport Coulombe
Les élections s'en venaient. Le ministre Gendron cafouilla, le premier ministre Landry bafouilla et Charest en profita, promettant une enquête publique advenant une victoire libérale. Il gagna. En résulta la commission d'étude Coulombe (2004). Ce «grand commis de l'État», comme on dit, avait conseillé et Lévesque et Bourassa, avait dirigé Hydro-Québec ainsi que la Sûreté du Québec. Ne manquait que le club du Canadien. Le gouvernement était sûr de son homme. Il saurait aisément noyer le poisson et redonner aux Québécois leur confiance envers la foresterie pratiquée sur son territoire.
Comme s'il s'agissait de son dernier mandat public important, Guy Coulombe laissa plutôt en héritage un document solide tant par sa rigueur que par son ouverture d'esprit. Le gouvernement et la grande industrie accueillirent le rapport en toute humilité mais, dans leur for intérieur, ils en étaient terrifiés.
L'équipe de la commission Coulombe confirma tout d'abord les appréhensions du Bureau de la vérification concernant les grands calculs généraux utilisés pour quantifier la ressource disponible. De façon sommaire: la forêt produit annuellement à peu près vingt millions de mètres cubes de bois, par simple croissance naturelle. La théorie voulait qu'en plus de cette croissance, si on plantait des arbres en grande quantité, si on éclaircissait les sous-bois pour en dégager les arbres d'avenir, nous pourrions alors disposer d'un plus grand volume de bois chaque année. C'est ce qu'on a fait pendant quinze ans, allant récolter certaines années jusqu'à trente, trente-cinq millions de mètres cubes.
Or, la commission établit que le rendement des plantations était nettement exagéré et que l'éclaircie ne donnait pas plus de bois sur une surface donnée, même si elle pouvait produire de plus gros arbres (dire que nous avons investi des milliards dans ces exercices oiseux et que nous continuons de le faire!). En plus de la faillite de cette sylviculture, la commission constata une exploitation quasi immorale des forêts méridionales. En conclusion, elle recommanda d'utiliser désormais la ressource en fonction de ce que la nature peut réellement donner et non pas en fonction de la grosseur des usines existantes.
Réactions
L'approche écosystémique. Collectivement, nous ne sommes vraiment pas habitués à ce genre de concept. On voit un lac, on le vide de ses poissons. On voit une rivière, on la barre. On voit une patch de bois, on la bûche. Toujours à piocher dans le fond du baril. Et maintenant, on veut commercialiser la biomasse elle-même, le substrat de la vie...
Frank Dottori, alors p.-d.g. de Tembec, l'entrepreneur forestier probablement le plus respecté dans le milieu industriel, eut cette candide réflexion: «La forêt nous a rendus riches parce que nous l'avons surexploitée. Le gouvernement a accordé des droits de coupe pour du bois qui n'existait pas. Et tout le monde le savait.» Et tout le monde le savait! Cette seule phrase aurait mérité le déclenchement d'une véritable enquête publique et la condamnation probable de tous ces sous-ministres et ministres dilapidateurs, dont plusieurs sont depuis passés à la solde de l'industrie. Ça reste à faire.
En fait, les seuls qui réfutèrent le rapport Coulombe sont les savants du Consortium sur la forêt boréale commerciale de l'Université du Québec à Chicoutimi dirigé par Réjean Gagnon, qui affirme le plus sérieusement du monde que, «malgré les apparences et ses problèmes d'image, l'industrie forestière québécoise est en avance sur ce qui se fait ailleurs dans le monde». En avance sur le pillage?
Le tiers de la récolte nationale de bois est effectué dans cette région. D'où l'importance de l'opinion du consortium. Par trois fois, l'Action boréale l'a invité à tenir une rencontre publique au Saguenay, histoire de confronter nos points de vue respectifs. Vainement. À l'évidence, l'ordre du jour du consortium semble absorbé par des réalités beaucoup plus importantes que celle d'expliquer ses théories devant son propre monde.
- Demain: Le cauchemar qu'on nous impose toujours
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Richard Desjardins, Vice-président de l'Action boréale en Abitibi-Témiscamingue
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