Au printemps dernier, presque par hasard, je suis tombé sur le 30e anniversaire d’un événement qui a profondément marqué le Canada. Étrangement, on dirait que tout le pays l’a oublié.
Il faut dire qu’on a rasé jusqu’au sol le bâtiment duquel, s’il était toujours là, on entendrait encore les cris des enfants qui étaient battus et agressés sexuellement.
Mount Cashel est l’autre nom que porte l’enfer.
L’histoire de Billy
À Terre-Neuve, ça fait 30 ans qu’on a fermé l’orphelinat Mount Cashel. Ceux qui y ont vécu n’oublieront jamais.
Du moins, ceux qui ont survécu.
Coup de fil à mes collègues de la CBC à Saint-Jean de Terre-Neuve. On me parle d’un survivant. « Tu sais que tu ne peux pas traiter ce sujet-là comme un autre. Faudra que tu fasses œuvre utile », m’a-t-on prévenu. Ah bon?
Je téléphone donc à Billy Earle, qui est dans la cinquantaine aujourd’hui. Après deux ou trois coups, c’est lui qui répond. Je lui explique que je veux faire un reportage sur la crise des pédophiles dans l’Église.
L’orphelinat où Billy est arrivé à l’âge de 8 ans était dirigé par la congrégation Christian Brothers of Ireland.
J’aurais dû savoir que j’ouvrais une boîte de sales souvenirs.
C’était la première fois que je parlais à Billy. Dix minutes à peine s’étaient écoulées que déjà j’entendais ses soupirs, le souffle court, ces moments où on ne trouve plus l’air pour respirer et parler.
Je ne sais même pas comment je fais pour terminer mes journées.
L’orphelinat Mount Cashel est le Ground Zero des scandales de pédophiles de l’Église catholique au Canada.
Billy habite encore Saint-Jean de Terre-Neuve, sur une île de falaises abruptes, de vents qui sifflent et de mer courroucée. Il est issu d’une famille de sept enfants et de parents en divorce. Trois d’entre eux aboutissent à l’orphelinat Mount Cashel.
Les Christian Brothers of Ireland dirigeaient l’orphelinat d’une main de fer.
Billy avait à peine 8 ans. Il a été frappé et agressé sexuellement. Comme son petit frère Shane et tant d’autres garçons.
Un soir, après avoir été battus, lui et un copain s’enfuient de l’orphelinat en passant par le cimetière tout près. « On savait que les frères ne viendraient pas nous chercher dans le cimetière », dit-il.
Les deux garçons vont dénoncer ce qu’ils subissent, ce qu’ils ont vu. « L’ampleur des agressions, c’était inimaginable… »
Les policiers font enquête. Des interrogatoires sont menés. Des aveux sont obtenus.
Mais le gouvernement, l’Église, le ministère de la Justice de l’époque ne veulent surtout pas entendre parler de ce que vivent les garçons de Mount Cashel.
On ordonne aux policiers de remettre rapidement leur rapport et surtout de ne pas parler des agressions sexuelles. Point final.
Billy a été retourné à l’orphelinat. Pas besoin d’un dessin pour comprendre ce qu’il y vivra.
C’est tout un système qui s’est refermé sur Billy et ses copains d’infortune. Et dans ce système, ils ne comptaient pour rien.
La culture qui sévissait à l’intérieur de l’orphelinat n’aurait jamais pu exister sans la complicité servile de la société civile. Du simple prêtre, en passant par le gendarme, jusqu’au ministre de la Justice de l’époque.
Un silence coupable
Si je vous parle de ma rencontre avec Billy, c’est d’abord qu’elle m’a beaucoup touché. Et puis, parce qu’après tout ce que Billy a vécu, une question se pose : qu’a-t-on fait depuis?
Entre le moment où Billy est arrivé à Mount Cashel et le jour où enfin les religieux ont été mis en prison, il se sera passé une quinzaine d’années.
Après Mount Cashel, au Canada comme ailleurs, on a traduit en justice des prêtres pédophiles. Certains sont allés en prison. On a dit : « quelle tristesse! »
Il nous en a fallu du temps pour comprendre qu’il ne s’agissait pas de cas isolés, qu’il y avait un modus operandi derrière tout ça, qu’on déplaçait des criminels en soutane d’une paroisse à une autre avec la bénédiction de l’évêque, de l’archevêque ou même de Monsieur le cardinal.
« Vous avez bien agi et je me réjouis d'avoir un confrère dans l'épiscopat qui [...] aura préféré la prison plutôt que de dénoncer son fils-prêtre », écrivait le cardinal Dario Castrillon Hoyos à un évêque français reconnu coupable d’avoir su que des enfants étaient agressés et de ne pas avoir dénoncé les criminels.
Ce n’était pas au Moyen-Âge, mais le 8 septembre 2001.
Le cardinal Dario Castrillon Hoyos était le préfet de la Congrégation pour le clergé au Vatican, l’équivalent d’un ministre dans le gouvernement de l’Église.
Difficile de ne pas y voir une directive de non-dénonciation émanant tout droit des plus hautes instances surtout quand, à la fin de cette courte lettre, le cardinal ajoute qu’il « transmettra copie de cette missive à toutes les conférences d’évêques ». Voilà la ligne à suivre.
Le cardinal Dario Castrillon Hoyos n’a jamais été envoyé en prison pour avoir incité à ne pas dénoncer.
Cette courte lettre du cardinal nous a ouvert les yeux. Tout à coup, il devenait clair que le silence de l’Église n’était pas un hasard, mais le fruit d’une volonté : l’Église a ses propres lois, elle n’a pas de comptes à rendre à la société des hommes, elle est solidaire d’elle-même.
Est-ce que c’est ce qu’on appelle le secret pontifical?
Le secret pontifical
Cet automne, j’ai rencontré un expert américain en droit canonique qui a participé à un grand nombre de procès et d’enquêtes sur les prêtres pédophiles. J’avais une tonne de questions pour Thomas Doyle, un ancien prêtre. J’ai passé une journée chez lui, en Virginie.
Il m’a raconté une anecdote qui dit tout, je crois.
« Lorsque j’ai travaillé à l’ambassade du Vatican à Washington, j’ai dû promettre de garder le secret sur tout ce que je verrais. On appelle ça le secret pontifical. Plus tard, j’ai rompu mon serment et on m’a accusé : “tu as violé ton serment!” »
« Oui, j’ai violé mon serment et c’était légitime », se défend-il.
Je n’ai pas prêté serment pour protéger des agresseurs sexuels. Je n’ai pas prêté serment pour permettre qu’on viole des enfants. Je n’ai pas prêté serment pour perpétuer la malhonnêteté.
On le sait aujourd’hui, le scandale ce n’est pas uniquement les prêtres pédophiles, c’est d’abord et avant tout tous ceux qui ont préféré protéger la réputation de l’Église plutôt que la justice.
Tantôt des prêtres bien ordinaires qui se doutaient des agissements criminels de leur collègue. Tantôt la société civile qui voulait protéger l’Église. Et surtout, faut-il insister, ces évêques, ces archevêques et ces cardinaux qui n’ont pas eu le courage de Thomas Doyle de briser leur serment pour venir en aide à des enfants aux mains d’agresseurs qui portaient des cols romains.
Combien d’enfants auraient été épargnés si tous ces gens avaient refusé l’omerta de l’Église? On ne le saura jamais, mais on imagine sans mal que ce sont des milliers de vies qui n’auraient pas été brisées.
Au fait, au Canada, combien d’évêques ont été mis en prison pour avoir su et n’avoir rien fait?
Aucun.
Des témoins de l’intérieur
Depuis Mount Cashel à Terre-Neuve, depuis 30 ans, qu’a-t-on fait pour rendre justice aux victimes?
D’honnêtes discours indignés. Des prêtres défroqués. Quelques décrets aussi. Trop peu trop tard?
Peu de temps après son élection, le pape François a mis sur pied une commission pontificale pour contrer les agressions sur les mineurs. Il a nommé des gens brillants pour y participer. Dont deux victimes, Marie Collins (d’Irlande) et Peter Saunders (d’Angleterre).
Cette première commission du pape François est arrivée à une conclusion troublante : on ne peut faire uniquement confiance aux évêques pour résoudre la crise.
Au contraire, la commission a proposé au pape de créer un nouveau tribunal pour juger les évêques qui n’auront pas été à la hauteur. Le pape a donné son approbation. Et puis… plus rien.
Après trois ans de travaux, Marie Collins a claqué la porte de la commission, convaincue, m’a-t-elle dit, que tout ça n’allait nulle part.
« Dès le départ [les différents départements du Vatican] ont tout fait pour qu'on échoue […] Ils se fichaient littéralement de la sécurité des enfants, ce qui était notre préoccupation à nous. Ils s'en fichaient », dit-elle.
Peter Saunders, lui, est encore plus cynique. Déjà en 2016, il me disait avoir l’impression de participer à une opération de relations publiques.
« La commission est un autre exemple d’un comité qui a été mis sur pied pour donner l’impression que quelque chose était fait. Mais c’était un écran de fumée! »
Un troisième membre de la commission, la pédopsychiatre française Catherine Bonnet, m’a rappelé qu’elle aussi avait remis sa démission au pape François.
« Le pape comprend les souffrances des victimes, mais ne comprend pas que les criminels doivent être arrêtés ».
« C’est la pire crise depuis 1000 ans », selon l’expert en droit canonique Thomas Doyle.
Faut-il s’étonner alors de constater que, désespérées, des victimes se tournent vers les tribunaux pour obtenir rétribution et justice?
Chicoutimi
Mon collègue Daniel Tremblay de l’émission Enquête a recensé près de 25 recours collectifs sur le territoire du Québec, dont certains sont en attente d’autorisation.
On n’hésite plus une seconde à poursuivre les pédophiles de l’Église.
Mais il y a plus significatif. On poursuit maintenant les diocèses, les paroisses et bientôt, qui sait, le Vatican.
À Chicoutimi par exemple, entre 1963 et 1987, à lui seul, l’abbé Paul-André Harvey a agressé 39 victimes, surtout de très jeunes filles. Il a été déclaré coupable et envoyé en prison, où il est décédé en 2018.
Aujourd’hui, près d’une centaine de victimes alléguées de Harvey ont entrepris un recours collectif non seulement contre l’abbé, mais aussi contre le diocèse, son évêque, neuf paroisses et les assureurs du diocèse.
Une poursuite de 14 millions de dollars pour négligence. Une grosse affaire dans laquelle le diocèse et ses assureurs se relancent la balle. Le procès est à venir.
« Comment on appelle ça, un organisme qui a en son sein des criminels, qui le sait et, pendant qu’il les cache, les laisse continuer à donner libre recours à leurs perversions… On appelle ça comment? » me demandait Suzanne Tremblay, une des victimes de l’abbé Harvey.
J’ai entendu cette même question à Chicoutimi, à Terre-Neuve, à Dublin... En fait, parmi les victimes de prêtres pédophiles, ils sont nombreux à se demander quelle est la différence entre certains groupes religieux et une bande criminelle.
Loin du Vatican, à Terre-Neuve, l’orphelinat Mount Cashel a donc été complètement rasé. Aujourd’hui, on y trouve un petit centre commercial et une grande épicerie.
Mais on a beau tenter de tout effacer, la douleur persiste.
Billy Earle promène son chien sur les côtes escarpées de Terre-Neuve en se posant toujours la même question à propos de la maison des horreurs qu’était l’orphelinat Mount Cashel.
« Les fonctionnaires, les politiciens, la police, les services sociaux, les cardinaux… tous, ils s’en sont tirés! C’est ça que je n’arrive pas à comprendre. Ces gens-là s’en sortent sans jamais être accusés, sans aucune conséquence. Je ne comprends vraiment pas. »
Billy Earle met le doigt sur la question qui revient sans cesse. Mais peut-être que très lentement le vent tourne? Dans les derniers mois, on a vu au banc des accusés des sociétés civiles, des cardinaux, qui ont dû répondre de leurs gestes... et de leurs silences.
La tempête frappe maintenant les hautes sphères de l’Église.
À voir : le reportage L'Église et la mauvaise foi de l'émission Enquête