HEC Montréal offre de plus en plus de cours en anglais, au point où des professeurs francophones enseignent à des francophones dans la langue de Shakespeare.
La situation touche surtout le bac en administration des affaires, mais la grogne se fait aussi entendre au deuxième cycle. Certains craignent maintenant que l’établissement ne perde son ADN.
«On a fait massivement entrer des textes et des livres en anglais, puis des invités unilingues anglophones et, finalement, on a ajouté des cours et des programmes en anglais, déplore Omar Aktouf, professeur au département de management à HEC Montréal. On essaie d’être une pâle copie de Harvard.»
Le sujet divise les professeurs francophones et les départements de cet établissement, a constaté Le Journal. Plusieurs se sont dits préoccupés, mais n’ont pas voulu être cités dans notre reportage.
L’anglais est bien évidemment depuis bien longtemps la langue des affaires partout dans le monde et le Québec n’y échappe pas. Mais plusieurs professeurs ont remarqué un changement à HEC Montréal depuis la création, en 2012, d’un cheminement bilingue anglais-français au bac en administration des affaires (BAA). On compte maintenant trois cheminements (français, bilingue, trilingue).
Cette année, environ 4000 des quelque 13 700 étudiants de HEC sont inscrits au BAA.
«Le bac bilingue a ouvert la porte et on a doublé le nombre de cours en anglais», dit Jean-Pierre Dupuis, professeur au département de management de HEC.
La moitié au Bac bilingue
Et pour la première fois depuis sa création, le cheminement anglais-français est, cette année, aussi populaire que celui en français, avec 45 % d’étudiants inscrits au BAA bilingue, 45 % au BAA régulier en français, contre 10 % dans celui trilingue avec l’espagnol, selon les données fournies par HEC.
En 10 ans, le nombre total de cours en anglais offerts au BAA est passé de 10 % à 22 %, selon les statistiques de 2015-2016, aussi fournies par HEC.
Plusieurs professeurs nous ont d’ailleurs fait remarquer que le cours de sociologie de l’entreprise compte huit groupes-classes en anglais contre six en français, cet automne. Le directeur de HEC Montréal, Michel Patry, précise toutefois qu’il s’agit d’un cas unique.
Au deuxième cycle, un MBA est aussi offert uniquement en anglais depuis 2000, tout comme une maîtrise en logistique (Global Supply Chain Management), depuis 2012.
Certains de ces cours en anglais sont donnés par des professeurs anglophones ou allophones recrutés à l’étranger. Ils ont trois ans pour être capables d’enseigner en français, précise la direction de HEC. Ceux qui n’y parviennent pas ne restent pas.
Mais la qualité de la langue de ceux qui restent laisse parfois à désirer, souligne le maître d’enseignement au département de management, Claude Ananou.
«C’est préoccupant pour la qualité de la langue française... On est dans un milieu universitaire, après tout», insiste-t-il.
« Complètement fou »
L’université demande même à des professeurs francophones d’enseigner en anglais à des étudiants très majoritairement francophones.
«Et ça, c’est ridicule, c’est complètement fou», ajoute M. Dupuis, qui est également l’auteur d’un livre sur le hockey et la langue française intitulé Où sont les joueurs francophones du Tricolore?
«On m’a souvent demandé d’enseigner en anglais, mais j’ai toujours refusé, dit un maître d’enseignement au département de finance qui a requis l’anonymat. HEC est une école de commerce francophone. Si je voulais enseigner en anglais, j’irais à McGill ou à Concordia.»
ADN à protéger
L’École des hautes études commerciales de Montréal a été fondée au début du siècle dernier avec la volonté de créer une élite francophone, à une époque où le monde des affaires montréalais était dominé par les anglophones.
«Aujourd’hui, l’école est en train de se désancrer de la société québécoise, c’est ce qui m’inquiète», dit M. Dupuis.
«Ce qui me fait le plus peur, c’est de perdre notre ADN, ajoute M. Ananou. On veut être parmi les 100 meilleurs au monde, mais on ne le sera pas. Alors, pourquoi ne pas essayer d’être la meilleure des écoles francophones?»
Des programmes et cheminements en anglais
- Depuis 2000, HEC Montréal offre un MBA à temps plein en anglais, qui compte environ 45 étudiants cet automne
- En 2012, HEC Montréal a créé une maîtrise en logistique Global Supply Chain Management (qui a son équivalent en français). Environ 47 étudiants y sont inscrits cet automne.
- En 2012, l’établissement a créé un bac en administration des affaires bilingue français-anglais (Le BAA trilingue français-anglais-espagnol existe depuis 2005). Pour la première fois cette année, 45 % des quelque 4000 étudiants sont inscrits dans le cheminement bilingue.
Étudiants étrangers
Parmi tous les étudiants inscrits à l’automne 2016 (excluant les programmes d’échanges internationaux et ceux en accueil), le tiers sont des étudiants internationaux, dont une grande proportion (35 %) vient de France. En tout, 66 % sont des Québécois et 1 % proviennent du reste du Canada.
Professeurs venus d’ailleurs
Du côté des professeurs de HEC, la moitié vient du Québec, 4 % du reste du Canada et 46 % de l’étranger (en excluant les attachés et maîtres d’enseignement). Ils proviennent pour la plupart d’entre eux de Suisse, de Belgique, de France et des pays maghrébins.
Il refuse d’enseigner les idées d’Elvis Gratton
Le professeur Omar Aktouf est convaincu d’avoir été «tabletté» pour son refus d’enseigner une vision américanisée des affaires, où tout se fait in English only.
«Comme Elvis Gratton, on s’est dit qu’ils l’avaient l’affaire, les Américains, dit-il. Dans les années 1970 et 1980, HEC Montréal construisait une autre façon de penser qui n’était ni anglaise ni française, mais ancrée dans la vision du monde du Québec.»
«Maintenant, c’est juste how to make money», déplore-t-il.
M. Aktouf, qui a enseigné au doctorat et à la maîtrise, se dit depuis confiné au certificat. «J’ai refusé d’être le cheval de Troie de la colonisation des esprits. Je n’enseigne pas des idées d’Elvis Gratton», martèle-t-il.
Le directeur de HEC, Michel Patry, insiste pour dire qu’aucun professeur n’est forcé d’enseigner en anglais et encore moins «tabletté».
Un maître d’enseignement à qui nous avons parlé et qui a toujours refusé de donner un cours en anglais affirme qu’il ne croit pas que cela ait pu nuire à sa carrière.
Album et nom anglicisés
Outre les nombreux cours en anglais, d’autres événements ont aussi alimenté la grogne de certains professeurs et étudiants cette année.
- Au printemps dernier, Le Journal rapportait que l’album des finissants des étudiants du MBA avait été écrit en anglais seulement. La direction du MBA avait critiqué cette décision de l’association étudiante de ce programme.
- En juin, l’Association des diplômés, le Réseau HEC Montréal, a changé son nom pour Alumni HEC Montréal. Dans un communiqué, le Réseau reconnaît que ce mot latin signifiant «ancien élève» est davantage utilisé par les universités anglo-saxonnes. «Ce terme sera prononcé à la française dans notre cas, afin d’identifier clairement le caractère francophone de HEC Montréal», peut-on lire.
HEC n’a pas vendu son âme, dit le directeur
Le directeur de HEC Montréal, Michel Patry, reconnaît que l’offre de cours en anglais a augmenté au cours des dernières années. Mais lorsqu’on lui demande si HEC est en train de vendre son âme, son ton devient ferme et le débit de sa voix s’accélère.
«Ah non! Certainement pas, insiste-t-il. On a fait des investissements qu’aucune école de gestion dans la francophonie n’a faits», rétorque-t-il.
Il cite en exemple la plateforme de cours gratuits en ligne offerts uniquement en français, le financement de la revue francophone Gestion qui leur coûte «la peau des fesses», ainsi que le Centre de formation en langues des affaires et leur politique de qualité de la communication qui aide notamment les étudiants à maîtriser le français.
«On est, selon moi, la plus francophone des écoles francophones», dit-il. Il rappelle aussi qu’il est possible pour un étudiant de premier cycle de faire tout son parcours en français. «C’est un principe fondamental», insiste-t-il.
« Étonnante » popularité
Au sujet des nombreux étudiants qui se tournent vers le bac bilingue en administration des affaires, M. Patry reconnaît que la direction a elle-même été étonnée par le «grand appétit» des étudiants pour ce cheminement créé en 2012 et dont le tiers des cours est en anglais (30 crédits sur 90).
«On n’avait pas imaginé qu’il y aurait un intérêt aussi grand, et ce sont presque essentiellement des francophones québécois [...] et quelques étudiants internationaux, mais qui viennent en grande majorité de la francophonie, principalement de France», explique-t-il.
En 10 ans, le nombre total de cours en anglais offerts au BAA a bel et bien augmenté, mais le directeur précise que cette proportion ne devrait pas changer «dramatiquement» dans les prochaines années.
«La langue de travail et de communication, c’est le français, ça reste un univers francophone, l’école ne s’est pas anglicisée pour autant», insiste M. Patry.
L’école a aussi exploré l’idée de créer un BAA entièrement en anglais, mais cela a été abandonné. «Ce n’est pas au programme. Est-ce que ce le sera dans 10 ou 20 ans? On ne sait pas, pas pour l’instant, ce n’est pas sur le radar», affirme le directeur.
Il ajoute que dans le contexte des échanges étudiants internationaux, il était primordial d’offrir des cours en anglais. Au BAA, HEC Montréal reçoit jusqu’à 550 étudiants en échange et en envoie presque autant dans quelque 133 universités à travers le monde.
«On essaie de trouver le point d’équilibre entre préserver et renforcer la qualité du français, tout en permettant une ouverture sur le commerce international et ses réseaux où l’anglais est devenu la lingua franca», ajoute-t-il.
Il reconnaît toutefois que tous les professeurs ne sont pas du même avis sur la question, mais il ne croit pas que ces divergences d’opinions sont source de tensions au sein de l’établissement.
«À l’école, il y a des gens qui sont enthousiastes [par rapport à la place accordée à l’anglais], d’autres qui le sont modérément, d’autres qui sont indifférents et d’autres qui sont agacés, on n’arrivera jamais à l’unanimité», dit-il.
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