André : Le système international est-il armé pour régler les problèmes en question ou faut-il de nouveaux instruments ou de nouveaux espaces ?
Bertrand Badie : On constate en effet aujourd'hui que le système international dispose d'une très faible capacité de régulation et de résolution des conflits. C'est peut-être même la marque principale de la séquence historique dans laquelle nous vivons depuis 1989. La bipolarité avait en effet inventé une formule originale de régulation qui, tout en étant très imparfaite, subordonnait l'essentiel des conflits au condominium américano-soviétique.
A partir de 1990, une forte confiance a été attribuée tant au multilatéralisme global qu'aux capacités régionales de régulation. Aujourd'hui, nous déchantons : le multilatéralisme global tend à se bloquer, et les régulations régionales ne cessent de s'appauvrir.
En réalité, nous découvrons, à la faveur d'expériences récentes, que, d'une part, le système international est trop fragmenté pour pouvoir se conformer à des règles uniques, choisies ou imposées, et que la nature nouvelle des conflits rend de plus en plus incertaine toute forme de médiation ou d'intervention internationale.
Plus nous avançons dans l'histoire, plus les conflits s'éloignent de leur identité interétatique et mettent en valeur le rôle non seulement des sociétés, mais des pathologies sociales dans l'éclosion des nouveaux conflits : face à cela, nous ne savons pas faire.
On peut dire enfin que l'épisode syrien a renvoyé à la face du monde l'idée que l'intervention internationale n'était pas toujours possible et que face à certains conflits, l'impuissance ne relevait pas seulement du calcul ou des erreurs diplomatiques mais d'une réalité à laquelle il convient de s'adapter.
Raphael : Un conflit insoluble, est-ce par manque de volonté politique ou est-ce qu'on est pris parfois au piège d'un pourrissement prémédité sur lequel on n'a plus de prise ?
Pitt Bull : Comment régler un conflit sans la volonté politique des protagonistes ?
Bertrand Badie : Vous avez raison de mettre d'abord l'accent sur l'idée de volonté, qui a toujours été une composante privilégiée de tout jeu stratégique.
Mais nous sommes immédiatement confrontés à une première difficulté : autrefois, la volonté était exclusivement celle des Etats belligérants ; aujourd'hui, la volonté couvre différents types d'acteurs, factions, seigneurs de guerre, miliciens, chefs de clan, mais aussi des Etats voisins ou éloignés, parties prenantes directes au conflit ou observateurs, médiateurs potentiels ou médiateurs obligés, alliés troubles ou alliés en sous-main.
La mutation principale des conflits tient effectivement à l'extrême difficulté de fixer le rôle des protagonistes, et même de déterminer comment séparer les participants au conflit de ceux qui en sont réellement extérieurs.
La volonté des belligérants pose un problème en réalité inédit : si les Etats qui faisaient la guerre autrefois avaient un intérêt stratégique d'y mettre fin à un moment donné, il n'est pas acquis que des belligérants infra-étatiques, notamment s'ils sont chefs de guerre ou miliciens, aient un quelconque intérêt à construire la paix. Celle-ci signifierait en effet la fin même de leur existence, ce qui n'était que rarement le cas avec les Etats en belligérance.
Quant aux acteurs extérieurs au conflit, ils ne se déterminent plus comme jadis de manière binaire en ayant à trancher entre le statut de neutre ou celui d'allié.
Toute une gradation de postures tend à apparaître, qui rend compte par exemple du rôle des grandes puissances ou des puissances régionales dans les différents conflits, et qui les conduit à des stratégies en même temps moins claires et moins engageantes. Dans tous les cas de figure, l'idée de volonté tend à s'affaisser.
Quant au pourrissement, on ne s'étonnera pas qu'il devienne un paramètre effectivement important des nouveaux conflits. D'une part parce que dans des situations où de nombreux acteurs ont intérêt à pérenniser ces conflagrations, on tend à voir se former des sociétés guerrières, c'est-à-dire des sociétés qui s'installent dans la guerre, qui y trouvent des avantages économiques et symboliques, et pour lesquelles le pourrissement du conflit devient une forme de survie.
D'autre part, parce que les acteurs périphériques, notamment ces Etats dont les modes d'intervention ne sont pas très clairs, ont en même temps moins d'intérêt à y trouver une solution rapide et savent trouver dans le prolongement des conflits des avantages diplomatiques, militaires et économiques certains.
Spartel : N'avez-vous pas le sentiment que face à l'irréalisme des objectifs dans les conflits, il y a comme un amateurisme dans les méthodes, voire l'oubli de retour sur expériences ou de politiques, comme chez Lyautey ou Gallieni ?
Bertrand Badie : D'abord, je m'interrogerai avec vous sur la notion même d'objectif. Dans un schéma clausewitzien, l'objectif se veut clair et central : on recourt à la guerre parce que certains buts politiques n'ont que peu de chances d'être atteints par d'autres moyens plus pacifiques.
Aujourd'hui, cette vision a quelque chose de suranné.
Du fait des acteurs, d'abord, puisque ceux-ci se définissent davantage par leur souci d'exister, de mobiliser, de s'affirmer, de défendre leurs emblèmes subétatiques, que par le projet de réaliser une entreprise militaire visant des objectifs précis.
Du fait du jeu conflictuel lui-même, ensuite, puisque la montée en force des guerres civiles, l'importance croissante des conflits intra-étatiques ne peuvent qu'obscurcir les objectifs recherchés, pour conduire même souvent à une forme d'"autofinalisation" consistant essentiellement à consacrer cette société guerrière à laquelle je faisais précédemment allusion.
Du fait du système international, enfin, puisque celui-ci est beaucoup plus fluide, beaucoup moins lisible et beaucoup moins organisé que du temps de la bipolarité.
Le conflit exprime de moins en moins une volonté de se positionner sur l'échiquier international, tout en cherchant de plus en plus à rendre explicites les pathologies sociales liées au développement et à l'échec de la construction étatique.
En fait, on passe de la stratégie à la sociologie, de la mobilisation finalisée à la mobilisation pour soi, et donc, toute construction ordonnée du jeu conflictuel devient trompeuse.
XXX : Soyons un peu brutaux, un conflit qui a des origines ethniques peut-il se régler autrement que par la liquidation ou l'expulsion d'un des protagonistes (cf. Bosnie) ?
Bertrand Badie : Soyons d'abord prudents sur cette notion trop banalisée de conflit ethnique. Je ne nie pas que certaines des formes conflictuelles que nous observons aujourd'hui aient des origines de nature ethnique.
Reste à savoir pour autant si nous tenons par cette désignation la cause réelle du conflit. Ce ne sont pas les diversités ethniques qui conduisent au conflit, mais d'une part, l'usage emblématisé et simplifié de telles références, et d'autre part, les raisons politiques qui conduisent une ethnie à ressentir la domination ou la privation dont elle est victime comme un fait insupportable conduisant à la violence.
Retenons alors que derrière les "conflits ethniques" se dissimulent deux variables politiques : l'une ayant trait aux structures de domination et d'exclusion violente d'un des groupes, l'autre à l'entreprise de communication et de mobilisation qui conduit tel ou tel leader à renforcer ses soutiens sociaux en appelant explicitement à des actes de racisme militant.
Lorsqu'on en arrive là, vous avez pleinement raison, le risque de débouché dramatique devient très élevé : au mieux, des déportations et des épurations ; au pire, le génocide. Mais on capitule un peu trop facilement en acceptant l'argument ethnique comme une sorte de fatalité, ce qui n'est évidemment pas le cas du tout.
Cette histoire tragique, qu'on retrouve notamment en Afrique, peut être dépassée en même temps par un effort de construction institutionnelle, d'aménagement socioéconomique des coexistences, et par une posture nouvelle qui conduirait enfin les acteurs extérieurs au conflit à ne pas adhérer eux-mêmes aux fables de l'ethnicisme, et surtout à ne pas s'en servir comme instrument de distillation de leur manipulation à distance.
Vincent : Existe-t-il des raisons géopolitiques qui conduiraient à ce que des puissances puissent désirer le statu quo et non la résolution de ces conflits ?
Bertrand Badie : Bien entendu. Et la réalité de ce paramètre se décline à des niveaux différents.
D'abord, et même si cela apparaît comme paradoxal, le jeu post-bipolaire est devenu au fil des années un jeu de statu quo. La réorganisation de ce nouveau système international est si incertaine, la crainte des plus grands de voir démonétiser leur statut de puissance est si forte, que les principaux Etats jouent de manière de plus en plus explicite la carte de l'immobilisme et craignent que des réformes profondes au niveau régional ou au niveau mondial viennent redistribuer les cartes d'une manière qui ne leur serait pas favorable.
Notons d'ailleurs que les interventions extérieures les plus actives dans les conflits en cours cherchent généralement à rétablir le statu quo ante plutôt que de produire des formes nouvelles.
Il faut vraiment des conjonctures très particulières où le consensus des grandes puissances parvient à se faire pour que des solutions novatrices soient alors tentées : on pense par exemple à la naissance de l'Erythrée, du Timor-Leste ou du Soudan du Sud.
Dans les autres cas, un défaut de solution ou un retour à la case départ est davantage favorisé.
Deuxièmement, le jeu de "connivence" entre les puissances les plus fortes atteint aujourd'hui un niveau de faible intensité qui réduit d'autant toute entreprise de résolution des conflits.
Regardons ce qu'était la situation au lendemain de la chute du Mur : l'intervention multilatérale réussie autour de l'opération "Tempête du désert", la conférence de Madrid sur le Proche-Orient, les accords d'Oslo, l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie, les accords de Dayton montraient une capacité d'entente, tacite ou non, assez exceptionnelle.
Le mécanisme s'est enrayé dès que l'on a voulu forcer ce consensus : l'opération menée au Kosovo n'a pas été décidée unanimement par les plus grands ; elle a donc été source de nouveaux blocages et effectivement, treize ans après, nous nous retrouvons au point mort, en tous les cas sur le plan institutionnel et diplomatique.
A partir de cette date, la montée des opérations unilatérales, l'Afghanistan, et surtout l'Irak, puis l'interprétation non moins unilatérale qui a été donnée de la résolution 1973 sur la Libye par les puissances occidentales, ont contribué à désactiver encore davantage les propensions à la connivence entre grands.
En réalité, la montée du néoconservatisme, puis, comme en écho, le raidissement d'une diplomatie russe redevenue partiellement néo-impériale, ont réduit la connivence à sa portion congrue, c'est-à-dire celle d'un vague accord tacite pour ne rien changer fondamentalement.
Tel est, du coup, le triste destin vécu par la Syrie, par le Caucase, par la Palestine et par la plupart des conflits africains. On aurait pu penser que le "printemps arabe" vînt modifier cet ordre des choses : pour la première fois depuis longtemps, un mouvement social, une explosion partie des sociétés, venait défier le jeu interétatique et devait conduire logiquement les grandes puissances à sortir de cette partie quelque peu figée.
Ce fut effectivement le cas pendant quelques mois, notamment à la faveur des épisodes tunisien, égyptien et yéménite, mais l'internationalisation brutale de la question libyenne nous a replacés dans le contexte de la décennie précédente, et à nouveau, le blocage devient la règle. Il s'applique de la même manière à la question iranienne, dont la pérennisation devient même une marque déterminante du mode de fonctionnement de notre actuel système.
Slacel Mohand : Pensez-vous que la plupart des conflits en suspens sont liés les uns aux autres ?
Bertrand Badie : La réponse sera nécessairement équilibrée, et peut-être faut-il voir dans cette réalité double l'un des paramètres les plus difficiles de notre système international contemporain.
D'une part, jamais les conflits n'ont eu un tel enracinement social : comme je l'ai déjà indiqué, leur apparentement aux pathologies sociales des pays concernés est beaucoup plus affirmé que leur dépendance d'un jeu stratégique froidement arrêté.
Tout cela pousse donc les conflits nouveaux à être marqués par une dépendance à l'égard de leur société de plus en plus affirmée, et à s'autonomiser de plus en plus de la nature même du système international.
En même temps, nous sommes dans un monde d'interdépendance qui vient renforcer la capacité de diffusion, voire de contagion, des conflits qui durent. Cette diffusion est d'abord régionale : la faiblesse des Etats et des frontières rend les guerres de plus en plus "nomades", pour reprendre la formule juste de Michel Galy.
Nul ne contestera que les conflits sierra-léonais et ivoirien étaient apparentés à celui qui a éclaté préalablement au Liberia. La même remarque vaut évidemment pour le Sahel comme pour l'Afrique des Grands Lacs.
La diffusion peut aussi tenir à des logiques d'identification qui ne tiennent pas principalement à la proximité géographique.
Parce qu'il dure depuis particulièrement longtemps, le conflit israélo-palestinien vient irriguer et radicaliser toute la conflictualité en monde musulman : l'évidence s'impose si on prend en compte la Tchétchénie, l'Afghanistan ou le Sahel, mais elle vaudrait aussi jusqu'aux rivages du Pacifique, à travers par exemple la rébellion musulmane aux Philippines.
La mondialisation ne fera qu'accélérer ces modes d'identification et conférer ainsi un statut particulier à certains conflits qui apparaissent comme la mère de beaucoup de batailles.
Voilà qui amoindrit les capacités de médiation, ainsi prises en tenaille entre un enracinement social sur lequel la négociation a peu de prise et une pression régionale et culturelle que l'initiative diplomatique peut très difficilement entraver.
Raphael : Quand vous dites que la volonté politique tend à s'affaisser, faut-il comprendre que la volonté de puissance (moteur de l'histoire ) n'a plus cours ou n'intéresse plus les grandes puissances ?
Bertrand Badie : Je dirai plusieurs choses.
D'abord, je parlerais plus de volonté de survie de puissance que d'une volonté d'affirmation d'une puissance. Lorsqu'il s'agit uniquement de se maintenir, la volonté devient moins projective pour se satisfaire de l'immobilité.
C'est déjà le drame du leadership américain : ses pulsions "néoconservatrices" ont abouti rapidement à des résultats catastrophiques qui conduisent les dirigeants américains les plus lucides à concevoir un leadership de survie plutôt qu'une hégémonie messianique.
C'est vrai également de l'Europe, paralysée complètement dans sa volonté de produire une diplomatie commune projective, et qui sent comme un soulagement lorsqu'elle peut maintenir simplement les choses en l'état : regardez par exemple sa passivité au Proche-Orient et ses hésitations en Afrique...
Mais c'est vrai aussi de la Russie, dont la survie en tant que puissance constitue déjà une sorte de performance qui vient activer sa volonté politique uniquement pour demeurer.
Quant à la Chine, qui dispose probablement d'une capacité plus forte, son projet international est plus instrumental que réellement messianique. Il faut aller rechercher du côté d'émergents émancipés des pesanteurs dont sont victimes les vieilles puissances pour trouver une volonté politique plus proactive : regardez en direction du Brésil ou de la Turquie.
A cela, ajoutons un argument peut-être plus classique, en tout cas chez moi, mais pour autant déterminant : la puissance n'a plus le statut qu'elle avait hier, elle n'est plus l'alpha et l'omega des relations internationales, elle n'est plus en mesure de venir à bout des conflits.
La capacité des grands de mettre fin aux contentieux entre petits ne cesse de diminuer, tandis que certains grands essaient de jouer d'autres partitions, préférant la "métapuissance" à la puissance, même si le contenu de la première reste à définir. On sait qu'il ne s'agit plus du militaire, on ne sait pas encore très bien de quoi il s'agit.
Antoine H : Est-ce que vous envisagez un autre futur que le retour des talibans à Kaboul après le retrait des forces de l'OTAN ?
Bertrand Badie : Précisément, non. Et c'est bien ce qui confirme l'idée que le retour des formes antérieures prend l'avantage sur l'innovation.
Nous devons cet échec en partie au refus de voir le conflit "Afpak" autrement que selon les vieilles visions stratégiques.
On a fait l'économie de rechercher ses enracinements sociaux, ce qui peut-être aurait permis de trouver d'autres acteurs. On s'est précipité pour organiser une guerre classique, ce qui a réunifié les talibans et coalisé d'autres forces autour d'eux, autour d'un argument nationaliste simplifié. En fait, on a agi pour produire une logique dont le débouché risquait précisément de conduire au retour à la triste formule d'hier.
Un Vietnamien : Qu'est-ce que la France devrait faire pour aider les populations de ces zones en conflit ?
Bertrand Badie : D'abord, il serait grand temps qu'elle se démarque de ces réflexes automatiques qui réduisent la fonction d'intervention à des opérations militaires classiques et inappropriées, et qui confèrent de surcroît une apparence néocoloniale, même lorsque celle-ci n'est pas souhaitée.
On a en fait commis la faute de récuser le multilatéralisme, ou plus exactement de le mettre en marche à travers des instruments beaucoup trop nationaux ou, pis encore, trop inspirés des alliances militaires d'autrefois, à l'instar du retour en force de l'OTAN.
L'usage de la force dans le règlement des conflits n'est crédible que lorsqu'il se détache totalement de tout habillage de puissance et qu'il apparaît vraiment comme l'expression d'une communauté internationale tout entière réunie.
Il faudrait alors que la France prenne l'initiative de créer enfin le multilatéralisme post-bipolaire, ce qui n'a jamais été fait, et cela dès 1991.
Il faudrait qu'elle rompe avec cette vision stratégique pour jeter un regard plus social et plus humain sur les conflits qui se développent, jusqu'à avoir le courage d'admettre que là où il y a des violences, celles-ci correspondent, hélas, toujours, quelque part, à des demandes sociales frustrées ou inaudibles.
Il faudrait donc enfin voir le monde non pas comme une classe qu'il convient de soumettre à la discipline des puissances anciennes, mais comme un espace mondial profondément inégalitaire et diversifié dont les expressions conflictuelles ne peuvent être surmontées que par un vrai traitement social des conflits.
En fait, il suffirait de regarder les conflits internationaux d'aujourd'hui comme on s'était enfin résolu, à la fin du XIXe siècle, à regarder les conflits sociaux nationaux.
Entrevue avec Bertrand Badie
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