Lundi 10 septembre, une cérémonie solennelle a, théoriquement, marqué la fin de la « supervision » internationale de l’indépendance du Kosovo. Celui-ci aurait donc accédé à la « pleine souveraineté ». Pourtant, la reconnaissance de cet État ne fait toujours pas l’objet du moindre consensus et le petit territoire reste toujours le « terrain de jeu » de nombreuses missions internationales, aux mandats flous et aux compétences incertaines.
par Jean-Arnault Dérens, lundi 17 septembre 2012
Le Groupe d’orientation sur le Kosovo (International Steering Group, ISG) s’est réuni une dernière fois à Pristina le 10 septembre, avant d’annoncer son autodissolution. Chargé de « superviser » l’indépendance proclamée le 17 février 2008, il réunissait les représentants de vingt-cinq États ayant tous reconnu le Kosovo. Son « bras armé » était le Bureau civil international (ICO), dont l’activité a également pris fin. Le gouvernement du Kosovo a cherché à donner le plus de lustre possible à cette évolution, mais, si les officiels répétaient que ce 10 septembre était « la date la plus importante dans l’histoire du Kosovo depuis la proclamation d’indépendance », l’heure n’était guère à la liesse populaire.
Dans la pratique, la fermeture du Bureau civil international (International civilian office, ICO) ne changera pas grand-chose pour les citoyens du Kosovo. Leur petit pays est toujours le « terrain de jeu » d’un grand nombre de missions aux mandats flous et aux compétences souvent incertaines. Ainsi, la mission d’administration intérimaire des Nations unies (Minuk) reste déployée au titre de la résolution 1244 du Conseil de sécurité, jamais abrogée, même si le champ d’action et les effectifs de cette mission ont été drastiquement réduits. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) conserve également d’importantes attributions dans les domaines aux contours bien imprécis de la « démocratisation » et de la promotion des minorités.
Pour les citoyens ordinaires, toutefois, la présence internationale la plus visible demeure sans aucun doute la mission militaire de l’OTAN, la Kosovo Force (KFOR), dont les effectifs sont progressivement passés, depuis juin 1999, de plus de 50 000 à moins de 5 000 hommes. Au cours des douze derniers mois, cependant, la KFOR a dû faire appel à des renforts pour réagir à la situation de crise dans les régions serbes du nord du Kosovo (1). L’autre présence très visible est celle des policiers et des douaniers de la mission européenne Eulex.
Le 7 septembre, le Parlement du Kosovo a justement adopté la loi qui permet de proroger le mandat de cette mission jusqu’au 15 juin 2014. En théorie, Eulex est une mission « technique », qui doit rester « neutre » sur le statut du pays. Son déploiement sur l’ensemble du territoire, y compris les enclaves serbes, résulte en effet d’un accord passé avec Belgrade grâce à la médiation des Nations unies. De surcroît, cinq États membres de l’Union européenne ne reconnaissent toujours pas l’indépendance du Kosovo (2). Cette mission doit apporter son appui aux institutions locales dans trois secteurs qui n’ont pourtant rien de « technique », mais touchent au cœur des fonctions régaliennes, à savoir la police, la justice et le contrôle des frontières.
Selon leur zone d’affectation, leur pays d’origine, voire leurs convictions personnelles, les fonctionnaires, les policiers, les juges ou les procureurs de cette mission considèrent pourtant tantôt le Kosovo comme un État indépendant, tantôt comme une province méridionale de la Serbie, voire toujours comme un territoire placé sous administration provisoire des Nations unies, conformément à la résolution 1244 du Conseil de sécurité…
Dans ce dense maquis des missions et des organisations internationales présentes sur le territoire, l’ICO a toujours eu du mal à trouver sa place. De fait, cet organisme était chargé de mettre en application les recommandations du médiateur des Nations unies, M. Martti Ahtisaari. Or, le plan présenté en février 2007 par l’ancien président finlandais, et qui prévoyait l’accession du Kosovo à une indépendance « sous supervision internationale », n’a jamais reçu l’assentiment de Belgrade ni de ses alliés au sein du Conseil de sécurité de l’ONU. De ce fait, le « plan Ahtisaari » ne repose sur une aucune base juridique internationale et n’a jamais engagé que les pays ayant choisi de l’approuver…
Le modèle institutionnel mis en place au Kosovo ne brillait d’ailleurs pas par son originalité, n’étant guère qu’un décalque du dispositif international en Bosnie-Herzégovine, où le Haut représentant international est chargé de mettre en pratique les décisions prises par le Conseil de mise en œuvre de la paix (Peace Implementation Council, PIC). Le cadre mis en place en Bosnie-Herzégovine est assurément plus solide qu’au Kosovo, puisque le Haut représentant dispose d’une autorité reconnue par tous les acteurs locaux et est placé sous la double responsabilité du Conseil de sécurité des Nations unies et de l’Union européenne. De plus, le PIC regroupe les représentants de cinquante-cinq États, au nombre desquels la Russie. Malgré cela, cette lourde tutelle internationale n’a pas permis à la Bosnie de sortir du blocage institutionnel et de la crise politique qui la ronge depuis le retour à la paix, en 1995 (3). Une nouvelle crise se profile même, la plupart des pays européens contestant l’équilibre des pouvoirs au sein de la tutelle internationale et réclamant des pouvoirs décisionnels accrus pour le représentant spécial de l’Union européenne (RSUE) au détriment du haut représentant international. À l’inverse, les États-Unis ont réaffirmé leur soutien au haut représentant, avec l’approbation du Royaume-Uni et le silence gêné de l’Autriche, l’actuel haut représentant, Valentin Inzko, étant un diplomate de ce dernier pays (4). Cette cacophonie au sein de la tutelle internationale fait bien sûr les gorges chaudes de Sarajevo, alors que la situation au Kosovo est autrement plus délicate…
En effet, faute de consensus international, jamais la présence ni le rôle du représentant civil et de son bureau (IC) n’ont été approuvés par le conseil de sécurité des Nations unies. Plus gênant encore, l’ICO ne s’inscrivait pas davantage sous le parapluie de l’Union européenne, alors que son chef, le diplomate néerlandais Pieter Feith, a longtemps cumulé cette fonction avec celle de représentant spécial de l’Union. Cela signifie en pratique que, dans ses fonctions de représentant civil, M. Fieth devait apporter son soutien à la construction de l’État du Kosovo, tandis que, dans son habit de RSUE, il devait veiller à respecter la plus stricte « neutralité » quant au statut du territoire… Depuis un an, les deux charges avaient été dissociées, permettant de mettre un terme à cette situation schizophrénique, et l’Union est représentée au Kosovo depuis décembre 2011 par M. Samuel Zbogar, l’ancien ministre des affaires étrangères de Slovénie.
De fait, depuis cette scission des deux charges, la question de la survie de l’ICO était posée, de nombreux pays européens, même parmi ceux ayant reconnu l’indépendance du Kosovo, exprimant leurs réserves. Les désaccords agitant la communauté diplomatique occidentale au Kosovo sont de plus en plus ouverts et visibles. L’ambassadeur italien à Pristina, M. Michael Giffoni, qui assume également la charge de « coordinateur » de l’Union européenne pour le nord du Kosovo, exige ainsi depuis des mois une « nouvelle stratégie » pour faire face aux problèmes posés dans cette zone, stratégie qui ne saurait être trouvée dans le cadre du plan Ahtisaari…
L’analyste kosovar Augustin Palokaj note d’ailleurs qu’avec le départ de l’ICO, s’en va du Kosovo la seule mission internationale qui le considérait comme un État, car ni la KFOR, ni l’OSCE, ni la représentation de l’UE, ni Eulex ne traitent le Kosovo comme tel (5). Si les Kosovars ne regretteront pas l’ICO, ils n’ont donc pas lieu non plus de se réjouir du départ de cette mission.
Il est vrai que le bilan de la présence internationale au Kosovo est singulièrement faible. M. Feith avait estimé, au printemps 2012, que l’ICO avait rempli « 80 % de ses objectifs », mais l’ancien adjoint de M. Ahtisaari, le diplomate autrichien Albert Rohan reconnaissait lui-même que « les choses n’avaient pas évolué dans le bon sens », notamment dans le nord du Kosovo (6), plus proche que jamais de la sécession. La souveraineté de Pristina sur cette zone qui correspond à 18 % du territoire n’est qu’une fiction juridique — tout comme les fonctionnaires de Pristina, les employés de l’ICO ne pouvaient d’ailleurs pas y pénétrer. Sauf à envisager une nouvelle épreuve militaire, à laquelle personne ne semble tenir, la solution à la question du Nord ne pourra résulter que de nouvelles discussions avec Belgrade. Pour l’instant, le dialogue amorcé depuis un an sous l’égide de l’Union européenne, ne concerne que des questions « techniques » et n’a d’ailleurs guère apporté d’avancées concrètes.
La Serbie réclame la reprise d’un dialogue politique sur le statut du Kosovo, que les autorités de Pristina refusent catégoriquement, estimant que tout ce qui pouvait être négocié l’avait déjà été, en 2007, lors de la « médiation » de M. Ahtisaari, et que l’indépendance est un fait acquis. S’il semble effectivement très peu réaliste de remettre en cause cette indépendance, il n’en demeure pas moins qu’un nouveau dialogue politique sera nécessaire, sauf à voir le statu quo perdurer durant des années sur un « modèle » chypriote.
En réalité, la fin de la « supervision » exercée par l’ICO marque avant tout une volonté des pays occidentaux de se dégager au moins partiellement tout en laissant un rôle accru à l’ONU. Or, le voyage du secrétaire général Ban Ki-Moon au Kosovo, fin juillet, a été l’occasion de dresser un bilan désastreux. Dans son rapport, M. Ban Ki-Moon pointe notamment les très faibles retours de non-Albanais, les menaces auxquelles sont toujours exposées les minorités, le manque de professionnalisme de la police, et enfin la situation préoccupante du nord du Kosovo (7).
Cette visite a rappelé que l’ONU demeurait un acteur incontournable (8). Or, le Kosovo reste toujours tenu à l’écart des Nations unies, même s’il est, à ce jour, reconnu par un peu plus de 90 États. Durant l’été, le gouvernement de Pristina avait annoncé la reconnaissance du pays par le Mali et le Nigeria, avant que ces deux pays n’opposent des démentis catégoriques. De toute manière, le blocage de la Russie et de la Chine empêche d’envisager une prochaine admission du Kosovo au sein de l’ONU — et, par conséquent, l’accès de Pristina à la plupart des organisations internationales demeure interdit, depuis le Conseil de l’Europe jusqu’aux fédérations sportives internationales (9)…
Alors que le mouvement Vetëvendosja (Autodétermination), qui constitue l’une des principales forces d’opposition, réclame l’arrêt de toute forme de tutelle internationale et s’est prononcé au Parlement contre la prorogation du mandat d’Eulex, les Kosovars savent bien que la fermeture de l’ICO ne va pas changer grand-chose. « Les décisions importantes sont prises à l’ambassade des États-Unis. Les Européens ne sont consultés que pour la forme, et nos dirigeants politiques sont de simples exécutants », estime ainsi Agron, un sympathisant de Vetëvendosja.
(1) Lire « Vives tensions au Kosovo », La valise diplomatique, 29 juillet 2011.
(2) Il s’agit de Chypre, de l’Espagne, de la Grèce, de la Roumanie et de la Slovaquie.
(3) Lire « La Bosnie-Herzégovine étouffe dans le carcan de Dayton », Le Monde diplomatique, novembre 2008.
(4) Lire Matteo Tacconi, « Bosnie-Herzégovine : quand l’Union européenne tire à vue sur le Haut représentant international », Le Courrier des Balkans, 10 septembre 2012.
(5) Lire Augustin Palokaj, « Kosovo : la “pleine indépendance”, ce n’est toujours pas pour maintenant », Le Courrier des Balkans, 13 septembre 2012.
(6) Lire Serbeze Haxhiaj, « Kosovo : la fin de “l’indépendance supervisée”, l’échec d’ICO et l’avenir du Nord », Le Courrier des Balkans, 7 juin 2012.
(7) Lire Belgzim Kamberi, « ONU : en visite au Kosovo, Ban Ki Moon s’inquiète de la situation dans le nord », Le Courrier des Balkans, 25 juillet 2012.
(8) Lire Elias Pinteri, « Kosovo : se la schizofrenia è internazionale », Osservatorio Balcani e Caucaso, 12 septembre 2012.
(9) Le Kosovo n’étant pas membre du Comité international olympique (CIO), il n’a pas été représenté aux Jeux de Londres.
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