Il n'est pas le seul

J’aime la France

« J’aime la France même si j’ai l’impression qu’elle-même, souvent, ne s’aime plus »

D’aussi loin que je me souvienne, j’aime la France. Je ne l’ai visitée que tardivement, à 23 ans, mais j’ai l’impression de l’avoir habitée mentalement bien plus tôt et c’est avec étonnement que j’ai un jour compris que tous les Québécois ne voyaient pas la France, d’une manière ou d’une autre, comme leur mère-patrie, ou du moins, comme un pays avec lequel entretenir une relation particulière.

C’est une vieille histoire et commence, comme elle se doit, à l’enfance. Mon père achetait chaque semaine à la Maison de la presse internationale les hebdos français, de gauche à droite, Le Nouvel Observateur, L’Express, Le Point, Le Figaro-Magazine.

J’ai suivi son rituel en y ajoutant une fois par mois le Spectacle du monde: encore aujourd’hui, j’attends le vendredi avec impatience pour me les acheter. Je trouverai ensuite un moment dans la journée pour m’installer au café et les traverser. La France a représenté dès mon plus jeune âge l’ouverture sur le grand monde.

C’est d’abord dans ces magazines que j’ai appris la politique française, et peut-être même la politique, tout simplement. La politique française m’a servi de premier théâtre mental pour penser les querelles de mon pays. Je me suis immédiatement identifié au gaullisme conservateur style RPR, dans lequel je transposais la question québécoise.

Entre le souverainisme québécois et la droite gaulliste, il y avait, me semble-t-il, des préoccupations naturellement communes, une convergence naturelle. Et ne devions nous pas au Général le Vive le Québec libre, magnifiquement dit au terme de la traversée du chemin du Roy, le 24 juillet 1967?

Dans mon esprit, le gaullisme menait au Québec, et le Québec menait au gaullisme. Récemment, lors d’un pèlerinage à Colombey-les-Deux-Églises, j’avais les larmes aux yeux. D’abord en visitant la maison du général, ensuite en marchant sur ses pas, puis en visitant sa tombe, et enfin, sans surprise, en me recueillant devant la magnifique croix de Lorraine qui demeure pour moi le plus grand symbole d’espérance politique hérité du vingtième siècle.

J’ai vite appris à admirer Philippe Seguin, le héraut du Non à Maastricht, en 1992 et le grand ami du Québec et le fidèle compagnon des souverainistes. Quand j’ai appris son décès, il y a quelques années, j’en étais profondément chagriné. Il demeure pour moi le grand homme qui aurait pu relever la France. Et soit dit en passant, si le Québec avait eu la bonne idée, un jour, de sortir de sa torpeur politique, il aurait été, avec Alain Juppé, notre premier allié.

En 1995, ces deux-là ne s’entendaient finalement que pour soutenir Jacques Chirac dans sa quête présidentielle et les Québécois dans leur quête nationale. N’est-ce pas la même chose à gauche, où Jean-Pierre Chevènement et Laurent Fabius se donnent la main pour la cause québécoise, alors qu’en matière de politique intérieure, ils ne voient pas la France de la même manière?

De passage à Paris, récemment, j’avoue avoir eu honte lorsqu’on me demandait des nouvelles du souverainisme québécois. Comment expliquer à nos amis qui nous ont soutenus si fidèlement que nous nous sommes couchés comme des toutous domestiqués?

J’aime la vie politique française, malgré ses travers, malgré ses présentes années tristes. Au fil des ans, je me suis un peu spécialisé en politique française. J’en connais bizarrement les coulisses, du moins, j’aime le croire, et péché d’orgueil, m’en faire une fierté.

Je me souviens des présidentielles de 2007. J’étais en France pour un colloque, au moment de l’entre-deux tours, et je me suis retrouvé dans le grand rassemblement de Nicolas Sarkozy à Bercy où il a livré son grand discours critique envers Mai 68. C’était un grand discours. J’étais d’un enthousiasme absolu, juvénile, évidemment, mais sincère, certainement, et quand vint le temps de chanter la Marseillaise à la fin de la soirée, je m’y suis époumoné fièrement.

Et comme bien des Français, j’ai été déçu par une présidence qui empruntait le verbe gaulliste pour ensuite faire son jogging avec un t-shirt à l’effigie du FBI. L’essentiel est pourtant là : je crois ressentir de l’intérieur les passions politiques françaises. La politique française lorsqu’elle se porte bien, conjugue le sens de l’histoire et le génie de la langue, et à travers elle, l’appel des émotions les plus profondes. Elle ne se porte pas toujours bien, j’en conviens.

J’aime la vie intellectuelle française et les revues qui l’animent, qu’il s’agisse de Commentaire, de Causeur, du Débat, d’Esprit, ou d’autres revues moins connues qui font vivre les idées au cœur de la cité. Je suis abonné à plusieurs d’entre elles, et je guette le moment où elles arriveront dans ma boîte aux lettres.

Qu’un livre puisse faire scandale me plait, en un certain sens: n’est-ce pas la preuve que malgré tout, on prend encore au sérieux la vie de l’esprit, même si bien souvent, l’indignation des uns et des autres a quelque chose de la mise en scène médiatique?

Évidemment, les querelles parisiennes sont étranges, et bien souvent, l’universitaire québécois de passage à Paris aura l’impression de se perdre dans un entrelacement de réseaux en guerre les uns contre les autres. Mais il suffit de lire les livres qui en ressortent: la France accouche encore de grands philosophes et de grands sociologues, même si nos universités les boudent, parce qu’elles se sont converties à la mondialisation à l’américaine et préfèrent se tourner vers les intellectuels qui évoluent dans ses circuits.

J’aime le sens du débat à la française: la fâcheuse manie qu’ont les Québécois de vouloir étouffer toute querelle derrière des protestations d’amitié qui fleurent bon la bonhomie provinciale a quelque chose d’exaspérant. Et j’aime que le débat trouve sa place au cœur de la vie publique, qu’on ne fasse pas que s’y cajoler, qu’on s’y esquinte aussi de temps en temps.

Combien d’heures ai-je consacrées au visionnement de vieux épisodes d’Apostrophes ou de Bouillon de culture. Refuge dans le passé? Pas vraiment, même si ce dernier peut servir d’oasis dans la sécheresse d’un présent où la télévision met en scène des imbéciles hydrocéphales.

Mais un pays normal ne fuit pas le débat, et n’y voit pas qu’une vaine chicane car même si chacun risque de s’y blesser un peu, cela permet aux grandes alternatives qui traversent une société de s’exprimer pleinement, librement, sans qu’on ne cherche à les taire dans un consensus obligatoire, celui des gens qui seraient bien effrayés à l’idée d’expliquer pourquoi ils pensent ce qu’ils pensent.

J’aime la France et son histoire, celle d’après 1789 mais aussi celle d’avant, comme Péguy nous y invitait, parce qu’il serait sot de casser un vieux pays et d’en rejeter en bloc le passé. J’aime la France monumentale, celle qui n’a pas peur de sa grandeur et qui a un Panthéon, la France qui ne se couche pas devant les États-Unis, celle qui incarne une part indispensable de la civilisation européenne et ne se laisse pas réduire à un terrain vague.

D’ailleurs, pour nous, Québécois, qui voisinons l’empire, au point de croire que sa vision du monde va de soi, se tourner vers la France donne un peu d’air. On y voit le monde autrement qu’à travers les seuls yeux de l’intelligentsia de la côte est, que nos chroniqueurs prennent trop souvent pour le chic du chic intellectuel. Cela ne veut pas dire qu’il faille s’imaginer vivre sur l’autre rive de l’Atlantique et vivre en France par procuration, mais simplement que le Québec a le privilège d’être le pont culturel entre deux mondes et qu’il n’a pas intérêt à nier ni son américanité, ni son européanité.

Tout cela pour dire que j’aime la France, et qu’entre elle et le Québec, il y a encore, même si on l’oublie aujourd’hui, un lien charnel, un lien vivant, et qu’il faudrait bien l’assumer, ou peut-être le réhabiliter. Ce lien, c’est d’abord celui de la langue.

Je sais qu’il est bien vu de dire qu’on se sent plus chez soi à Londres qu’à Paris, et même des souverainistes peuvent reprendre ce discours, comme s’ils témoignaient ainsi d’une saine distance avec une métropole avec laquelle il est bien vu d’avoir un rapport trouble, comme si c’était chic de dédaigner la France.

C’est très étrange. La langue n’est pas qu’un outil de communication : c’est une civilisation, c’est l’accès à un univers mental. À la rigueur : à chacun son esthétique et c’est un privilège qu’on devrait accorder à chacun de préférer la métropole de son choix.

Mais quand je pense à nos colonisés qui préfèrent le dernier bled du Kansas à Paris, parce que dans le premier, on parle anglais et qu’on y trouve un centre commercial fonctionnel, j’ai envie d’un long exil intérieur, seulement alimenté, justement, par les écrivains que j’aime. Je prendrais avec moi Racine, Chateaubriand, Taine, Péguy, Bernanos et Cioran, pour me protéger contre la bêtise humaine, pour admirer aussi l’homme dans ce qu’il a de mieux.

Surtout, sans la France, le Québec est moins grand. Je sais bien que nous ne voulons plus le reconnaître – la Révolution tranquille nous a appris que nous étions presque un grand peuple et je veux bien le croire, même si je nous trouve bien petits d’avoir refusé l’indépendance.

Et pourtant, c’est le privilège immense du Québec parmi les petites nations que de parler une grande langue de civilisation, qui pèse encore dans l’ordre du monde, et la France demeure naturellement le cœur vivant de la francophonie mondiale. Les Québécois ne sont pas des Danois. Leur langue est au cœur du monde, même s’ils la trainent souvent comme un fardeau en Amérique. La littérature française devrait être la nôtre – ou du moins, nous devrions avoir avec elle un rapport privilégié. Celui qui prétend s’ouvrir sur le monde sans d’abord s’ouvrir sur la France a selon moi une étrange conception de l’ouverture et du monde.

Pire encore: croire qu’il faut se libérer de la France pour assumer pleinement notre québecité me semble carrément suicidaire. D’ailleurs, les grands écrivains québécois ne sont-ils pas souvent passés par la France pour reconquérir leur langue? La France n’est-elle pas encore, en un sens, un détour suggéré, et peut-être même obligé pour qu’un Québécois puisse devenir pleinement lui-même?

Je sais que la France est un pays dont on s’exile actuellement. Les Français qui viennent au Québec pour rejoindre l’Amérique sont prompts à dire du mal du pays qu’ils ont quitté, ce qui va de soi, je devine, même s’ils ne parlent que de lui, parce qu’on ne se sépare pas mentalement aussi facilement de son pays qu’on peut le faire physiquement. Quand je les croise, ils me disent que la France s’entête à ne pas se fondre dans le moule de la mondialisation, à la manière d’un vilain reproche, et j’ai quant à moi tendance à l’aimer en partie pour ça.

Que la France ne soit pas aux normes mondiales me plaît bien davantage que cela ne me choque. Que le monde entier ne soit une reproduction du New Jersey ne me chagrine pas outre-mesure. Je confesse une chose : je fêterai le 14 juillet avec infiniment plus de bonheur que je n’en sentirai jamais un 1er juillet. C’est peut-être pour cela que même si je n’idéalise pas la France, j’ai seulement envie, aujourd’hui, d’en dire du bien. La France n’est pas mon pays, mais j’aime à croire qu’elle n’est pas pour moi qu’un pays parmi d’autres. J’aime la France même si j’ai l’impression qu’elle-même, souvent, ne s’aime plus.


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