Ami des puissants, Jeffrey Epstein va-t-il livrer des informations sur son réseau en échange de la clémence de la justice ? C'est la question que se pose le tout Washington. Certains, à l'image de Bill Clinton, mettent déjà en place leur défense.
La scène politique américaine est-elle à l'aube d'une déflagration d'une ampleur inédite ? La question se pose après l'inculpation le 8 juillet du milliardaire Jeffrey Epstein pour «exploitation sexuelle de mineures» et «conspiration en vue d'une exploitation sexuelle», des accusations qui pourraient lui valoir jusqu'à 45 ans de prison s'il était reconnu coupable. Condamné il y a plus de dix ans à 13 mois de prison pour avoir eu recours aux services de dizaines de prostituées mineures, Jeffrey Epstein est donc loin d'en avoir fini avec la justice.
Surtout, pour l'avocat de victimes David Boies, cité par le média américain Daily Beast, le milliardaire ne serait qu'un des acteurs d'une affaire qui en compterait bien d'autres. «Nous espérons que les procureurs ne s'arrêteront pas à monsieur Epstein, parce que beaucoup d'autres personnes ont pris part [à ces activités] avec lui, et ont facilité cette exploitation sexuelle», a-t-il ainsi confié en ce sens. Un point de vue partagé jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir, à l'image de Christine Pelosi, stratégiste du parti démocrate et fille de la présidente de la Chambre des représentants des Etats-Unis, Nancy Pelosi : «Il est fort probable que certains de nos "favoris" sont impliqués, mais nous devons suivre les faits, peu importe les conséquences pour les républicains ou les démocrates.»
Dans une interview accordée à MSNBC, la journaliste du Miami Herald Julie Brown, qui suit l'affaire depuis des années, a abondé dans le même sens : «Nous ne savons pas jusqu'où ça va. Il y a probablement pas mal de gens importants, de puissants, qui transpirent en ce moment. Nous devrons attendre et voir si Epstein va donner des noms.»
Carnet noir
Les procureurs américains ont d'ailleurs envoyé un message aux connaissances du milliardaire, encourageant toute personne possédant des informations sur la conduite de ce dernier à se faire connaître, et pas seulement les victimes potentielles. D'après l'ancien procureur général Jacob Frenkel, cité par Bloomberg, cette demande est un message clair aux célébrités et aux politiciens qui ont assisté à des soirées chez le milliardaire, ou qui ont volé à bord de son jet privé, surnommé le «Lolita Express» : venez nous parler avant que nous venions vous chercher.
Compte tenu des dizaines de victimes présumées et des centaines de noms inscrits sur le fameux carnet noir de Jeffrey Epstein, révélé en 2015 par Gawker, l’affaire ne fait selon toute vraisemblance que commencer. Avant d'être publié de façon expurgée par le média américain, ce carnet noir était en possession de l’ancien majordome de Jeffrey Epstein, Alfredo Rodriguez, qui l'avait emporté au moment de quitter son poste. Lors du premier procès du milliardaire en 2007 et dans les années qui ont suivi, le majordome avait refusé de le remettre aux procureurs, tentant par la suite de le vendre pour 50 000 euros, ce qui lui avait valu une condamnation à 18 mois de prison.
Cette liste comprenant les noms de nombreuses personnalités n'est bien entendu pas la preuve d'une quelconque culpabilité de leur part, mais donne un aperçu précis du réseau du milliardaire, allant de ses amis proches, comme le fondateur de Victoria's secret Les Wexner, à des contacts périphériques issus du monde de la politique, des affaires, des médias et de la haute société européenne.
Le prince Andrew, qui avait embarrassé la famille royale après avoir été pris en photo avec le milliardaire à sa sortie de prison en 2011, est par exemple présent dans le document révélé par Gawker. Tout comme le milliardaire Edgar Bronfman Jr, dont la sœur Clare a récemment plaidé coupable pour son rôle dans le scandale Nxivm, qui porte sur une autre affaire de trafic sexuel. Aux côtés d'artistes connus, tels qu'Alec Baldwin, Dustin Hoffman, Mick Jagger ou encore Courtney Love, on retrouve dans la liste de noms, également cités par Bloomberg, l'industriel David Koch, le milliardaire Richard Branson, le magnat des médias Rupert Murdoch mais aussi les anciens Premiers ministres israélien Ehud Barack et britannique Tony Blair. Toutefois, deux noms risquent en particulier d'attirer l'attention dans un premier temps : celui de l'ancien président américain Bill Clinton, et celui de l'actuel, Donald Trump.
Clinton en première ligne ?
Concernant l'ancien chef d'Etat démocrate, les comptes rendus présumés des vols du jet privé du milliardaire révélés par Fox News en 2016 montrent qu'entre 2001 et 2003, il aurait voyagé à bord du «Lolita express» au moins 26 fois. Et selon les documents obtenus par la chaîne américaine, sur au moins cinq de ces vols, Bill Clinton aurait préféré se passer de ses services secrets. Les avocats de Jeffrey Epstein n'avaient en outre pas hésité à vanter l'étroite amitié entre Bill Clinton et leur client en 2007, soutenant dans une lettre que ce dernier était parmi les personnalités à l'origine de la Clinton Global Initiative, qui a donné naissance à la Clinton foundation. Si cette information n'a pas été confirmée, il est à noter qu'en 2006, le relevé d'imposition du milliardaire, obtenu auprès d'un lanceur d'alerte par le Consortium international des journalistes d'investigation, mentionne une donation de 25 000 dollars au profit de la fondation.
Visiblement conscient de la position délicate dans laquelle il se retrouve, Bill Clinton a réagi par l'intermédiaire d'un porte-parole le 8 juillet, affirmant ne «rien savoir» des «terribles crimes» de Jeffrey Epstein. Bill Clinton a reconnu avoir voyagé à quatre reprises à bord du jet privé du milliardaire dans le cadre des activités de la Clinton foundation, mais a assuré qu'il était accompagné de son équipe et de ses services secrets à chaque fois. «Il n’a pas parlé à [Jeffrey] Epstein depuis plus de dix ans et il n’est jamais allé à Little St. James Island, au ranch de [Jeffrey] Epstein au Nouveau-Mexique, ni à sa résidence en Floride», a déclaré le porte-parole.
Une défense qui ne convainc pas la journaliste d'investigation Conchita Sarnoff, auteur de l'ouvrage Trafficking consacré à l'affaire Epstein, qui soutient que Bill Clinton mentirait sur l'étendue de ses relations avec le milliardaire. A l'issue de son enquête, Conchita Sarnoff affirme que l'ancien chef d'Etat aurait volé à 27 reprises dans le «Lolita express», et que dans la majorité des cas, selon les carnets de vol remplis par les pilotes, il y aurait eu des jeunes filles mineures à bord.
Trump, le seul à avoir contacté un avocat des victimes en 2009
La relation entre le président américain Donald Trump et le milliardaire va également être passée à la loupe. Le chef d'Etat, qui a emprunté une fois le jet privé de Jeffrey Epstein pour rejoindre Manhattan, avait qualifié ce dernier de «type génial» dans un entretien au magazine New York en 2002. «C'est un plaisir de passer du temps avec lui. On dit même qu'il aime les jolies femmes autant que moi, et beaucoup sont plutôt jeunes», avait-il confié à l'époque.
Une déclaration qui, à la lumière des événements récents, ne manque pas d'interpeller. Néanmoins, lorsque le milliardaire a été confronté pour la première fois à la justice, Donald Trump a changé de ton à son égard, et s'est rapproché d'un des avocats de victimes, Bradley Edwards. Une démarche qu'il a été le seul à entreprendre, comme l'a révélé Bradley Edwards au cours d'une interview : «Donald Trump est le seul qui, en 2009, lorsque j'envoyais des assignations à comparaître à beaucoup de personnes – ou au moins que j'indiquais à des personnalités que je souhaitais leur parler – a pris son téléphone et m'a dit : "Discutons, autant de temps que vous voulez. Je vais vous dire ce que vous devez savoir". Il a été très utile dans les informations qu’il a révélées, sans pour autant donner la moindre indication qu’il était impliqué dans quoi que ce soit d’important. Il disposait de bonnes informations, cela nous a aidés.»
Donald Trump n'a par ailleurs pas hésité a mettre le sujet sur le tapis par le passé, attaquant frontalement Bill Clinton lors de la conférence annuelle des conservateurs en 2015. «Il a énormément de problèmes qui vont lui tomber dessus avec une fameuse île [Little St. James Island] et Jeffrey Epstein. Beaucoup de problèmes», avait prédit celui qui n'était pas encore président des Etats-Unis.
Promise à un retour en force dans l'actualité, la narrative d'une relation étroite entre Donald Trump et Jeffrey Epstein ne date pourtant pas d'hier. En 2016, elle avait été poussée – sans succès – par une organisation qui n'est pas inconnue du chef d'Etat américain : Fusion GPS. L'entreprise, à l'origine du dossier Steele largement discrédité – sur lequel reposait la supposée ingérence russe dans les élections américaines – se trouve être l'unique source d'un article du média Vice.com, qui avait dépeint les deux hommes comme entretenant une relation proche. L'auteur de l'article a reconnu auprès du Washington Times que Fusion GPS était bel et bien sa source, défendant la crédibilité de l'organisation.
Jeffrey Epstein est accusé d'avoir, entre 2002 et 2005 au moins, fait venir des mineures dans ses résidences de Manhattan et de Palm Beach «pour se livrer à des actes sexuels avec lui, après quoi il leur donnait des centaines de dollars en liquide». «Il en a aussi payé certaines pour qu'elles recrutent d'autres filles afin de les abuser», est-il précisé sur l'acte d'accusation. Jeffrey Epstein a ainsi pu «tisser une toile de victimes en constante expansion», selon le procureur fédéral de Manhattan Geoffrey Berman, qui a ajouté lors d'un point presse le 8 juillet qu'il y avait «des dizaines de victimes à New York et des dizaines de victimes en Floride». Qui plus est, des photos de jeunes filles mineures nues ont été retrouvées lors d'une perquisition au domicile du milliardaire à Manhattan. Des images qualifiées d'«extrêmement préoccupantes» par le procureur.
Jeffrey Epstein a plaidé non coupable, ses avocats arguant que l'affaire avait été réglée par un accord de plaidoyer lors de son premier procès en 2007. Une défense réfutée par l'accusation, qui estime que cet accord – très clément envers Jeffrey Epstein, condamné à une peine de 13 mois de prison, durant lesquels il était autorisé à quitter sa cellule pendant la journée – n'impliquait pas les autorités de New York, qui le poursuivent aujourd'hui, mais seulement celles de Floride, où le procès s'était tenu à l'époque. Ils précisent en outre que de nouvelles charges pèsent contre lui, et que de nouvelles victimes se sont fait connaître. Signe de leur détermination, les procureurs ont par ailleurs ordonné son incarcération jusqu'au procès, jugeant qu'il existait un risque réel qu'il prenne la fuite.