Jean-Pierre Proulx
_ Professeur, faculté des sciences de l'éducation, Université de Montréal
Le temps est probablement venu pour le législateur de fixer des amendes significatives pour les parents qui se dérobent à leur devoir légal de «prendre les moyens nécessaires pour que leur enfant remplisse [leur] obligation de fréquentation scolaire». La loi devrait surtout interdire à toute personne, morale et physique, d'organiser ou de dispenser, durant les heures de classe et en dehors du cadre de la loi, un enseignement aux enfants d'âge scolaire.
Ces mesures ne sauraient avoir une visée punitive, mais bien plutôt celle d'inciter les parents et, le cas échéant, leur groupe d'appartenance à emprunter des voies qui répondent à la fois aux intérêts véritables de leurs enfants et à leurs aspirations légitimes. Ces voies existent.
Situation anormale
Quand la loi impose démocratiquement une norme de conduite aux citoyens, c'est qu'une valeur suffisamment importante est en jeu. Quand le Code de la route prescrit une vitesse maximale sur la route, c'est la sécurité des personnes qu'il veut protéger. Quand, depuis 1943, la loi oblige les enfants à fréquenter l'école, c'est leur droit à une éducation qui favorise le «plein épanouissement de leur personnalité» qui est visé. Mais c'est aussi le bien commun puisque l'éducation des citoyens, au moins jusqu'à la fin du secondaire, est jugée nécessaire au développement de la société.
Quand, au surplus, le législateur fixe une amende pour des infractions à une loi, il affirme encore plus l'importance de la valeur qui lui est sous-jacente. En touchant leur intérêt économique, il incite les citoyens qui ne partagent pas a priori cette valeur, ou qui sont insouciants, à se conformer quand même à la règle commune.
Or, à l'égard de la fréquentation scolaire, la loi se contente de prescrire l'obligation des parents de s'assurer que leurs enfants fréquentent l'école. Elle ne prévoit aucune amende. La chose s'explique : en effet, le consensus est général à propos de la fréquentation scolaire. Qui ne veut pas voir ses enfants instruits, socialisés et qualifiés, pour reprendre les termes mêmes de la mission de l'école ? Aussi, le législateur n'a sans doute pas senti le besoin d'ajouter des dispositions pénales à une loi si universellement respectée.
C'est du reste parce que la rupture de ce consensus paraît si anormale que la découverte des écoles dites clandestines a fait récemment de si belles manchettes. Cette rupture de la normalité explique sans doute aussi pourquoi le gouvernement semble dépourvu devant cette situation et qu'il a jugé bon d'en confier l'étude à un comité.
Dès lors, que faire ? À ce jour, les commissions scolaires et le ministère de l'Éducation ont choisi la voie de la persuasion et de la négociation pour convaincre les déviants. Avec, apparemment, un succès relatif. Il faut donc changer de stratégie.
Jusqu'où va la tolérance ?
Une question préalable s'impose toutefois. Il existe dans toute société un certain degré de déviance, que ses membres sont appelés à tolérer parce que sa répression totale entraînerait un coût social et économique plus grand encore. Le cas de la sécurité routière est éloquent. La loi fixe à 100 km à l'heure la vitesse maximale sur les autoroutes. Compte tenu des comportements déviants très répandus des automobilistes, la police tolère un excès de vitesse jusqu'à 120 km. Et si l'on voulait que cette ultime limite soit vraiment respectée, il faudrait grossir le corps policier. Pourtant, la valeur sous-jacente à la norme est d'une très grande importance : il s'agit de l'intégrité et ultimement de la vie des personnes.
On doit donc se demander jusqu'où il est socialement tolérable que des parents, pour différents motifs, surtout religieux, violent la loi au regard de la fréquentation scolaire de leurs enfants.
Dans l'hypothèse, probablement généreuse, où l'on compterait 5000 enfants non officiellement inscrits à l'école, cela représente environ 0,5 % de l'ensemble de la population des écoles primaires et secondaires. D'un strict point de vue statistique, cette déviance paraît marginale.
Vu dans la longue durée toutefois, le phénomène revêt une autre dimension. Car, contrairement à l'impression laissée par les médias, ce phénomène n'est pas du tout nouveau !
En effet, dès 1991 il avait déjà été observé et jugé suffisamment important pour que le ministère de l'Éducation publie un guide à l'intention des responsables des directions régionales et des commissions scolaires, intitulé Les écoles non légalement reconnues.
«Selon les renseignements disponibles, révélait ce guide, il existerait plusieurs écoles non légalement reconnues, dispersées sur l'ensemble du Québec. Ces écoles sont situées dans le territoire d'au moins une vingtaine de commissions scolaires et mettent en cause plus d'un millier d'élèves.» Plusieurs de ces écoles, précisait-on, «appartiennent à des groupes religieux d'inspiration catholique ou de souche protestante, dont notamment les groupes pentecôtistes et baptistes».
Ce mouvement existe toujours et on a découvert depuis d'autres courants, notamment celui lié au mouvement hassidique radical. Bref, la «déviance scolaire» s'érige de plus en plus en système. Cela ajoute certainement à la gravité de la situation.
Décrochage organisé
Enfin, on doit jauger le phénomène à l'aune de sa gravité intrinsèque. Or celle-ci ne fait guère de doute : les parents qui privent volontairement leurs enfants du droit à l'éducation scolaire légalement reconnue dépossèdent a priori ceux-ci des instruments intellectuels et culturels jugés nécessaires à leur développement personnel et social. C'est du reste pourquoi, depuis 20 ans, tant d'efforts sont déployés pour lutter contre le décrochage et pour favoriser la réussite scolaire de tous.
Ces instruments éducatifs, il importe de l'affirmer, sont fixés démocratiquement et reposent sur un très large consensus social. Ce consensus traduit aussi l'intérêt de l'enfant. Les parents ne peuvent l'ignorer en se faisant l'interprète, par ailleurs légitime, de cet intérêt.
Or les parents déviants pratiquent, en défaveur de leurs enfants, un décrochage volontaire et organisé. Il s'agit là d'un geste qu'aucune valeur ou croyance religieuse ne peut justifier. Les conséquences à long terme de ce décrochage peuvent être irréparables et, au surplus, favoriser la transmission intergénérationnelle d'un appauvrissement personnel et social difficilement réversible.
Les solutions
Cela dit, la véritable solution du problème ne réside pas dans des amendes infligées aux parents récalcitrants. Elles ne sont qu'un moyen. Il faut prendre acte en effet que le choix de la clandestinité que font ces parents est fonction d'un système de valeurs, en particulier religieuses, qui leur fait, sans doute en toute bonne conscience, subordonner les valeurs éducatives communes à leurs valeurs religieuses particulières. Or la solution du problème réside dans la conciliation harmonieuse des deux ordres de valeurs. C'est là le véritable défi.
Mais il n'est pas insurmontable. Le Québec dispose en effet d'un dispositif juridique et institutionnel qui permet de le relever. Ainsi, l'école publique est dorénavant laïque. Elle est ouverte, sans discrimination, à toutes les familles religieuses et la loi prescrit que «le projet éducatif de l'école doit respecter la liberté de conscience et de religion des élèves, des parents et des membres du personnel de l'école». D'ici 2008, toute école sera tenue d'offrir un programme d'éthique et de culture religieuse qui se veut respectueux de la liberté de conscience et de religion des élèves et des parents. Il vise à faire des citoyens cultivés et capables de vivre ensemble en respectant leurs différences.
Malgré ces dispositions, des parents pourront néanmoins estimer que l'école publique, précisément parce qu'elle est laïque, ne convient pas à leurs enfants. En 1991, les parents invoquaient, pour en sortir leurs enfants, «le climat malsain» de l'école officielle, qui était pourtant universellement confessionnelle !
Soit. Le préambule de la Loi sur le ministère de l'éducation stipule que «les parents ont le droit de choisir les établissements qui, selon leur conviction, assurent le mieux le respect des droits de leurs enfants». Et parmi ces droits, il y a au premier chef les libertés de religion et de conscience qui sont, au surplus, fondamentaux.
En adhérant au Pacte international relatif aux droits économiques et sociaux, le Québec s'est engagé «à respecter la liberté des parents [...] de choisir pour leurs enfants des établissements autres que ceux des pouvoirs publics, mais conformes aux normes minimales qui peuvent être prescrites ou approuvées par l'État en matière d'éducation, et de faire assurer l'éducation religieuse et morale de leurs enfants, conformément à leurs propres convictions». Du reste, le Québec a inscrit pratiquement tels quels ces mêmes droits dans sa Charte des droits et libertés de la personne.
Toutefois, les établissements privés doivent se conformer «aux normes minimales» prescrites par la loi. Celles-ci visent évidemment à assurer le respect des valeurs communes à la société sur le fond desquelles peuvent s'épanouir des valeurs propres aux individus ou aux groupes. Ces normes au Québec sont prescrites dans la Loi sur l'enseignement privé. Elles portent essentiellement sur le niveau de compétence des enseignants et des directions d'école, le respect du régime pédagogique commun et des programmes édictés par le ministre et, bien sûr, sur le respect des libertés et droits fondamentaux de la personne dans le cadre spécifique des institutions éducatives.
Normes minimales
Au-delà, les établissements privés peuvent, comme plusieurs le font déjà, s'inventer les projets éducatifs qui correspondent le mieux aux aspirations de leurs clientèles.
Et s'il n'existe pas d'écoles privées qui répondent aux aspirations de ces parents qui ont choisi la clandestinité, ils ont toute la liberté d'en créer de nouvelles pourvu qu'ils respectent, ici encore, les normes minimales prescrites par la loi. Elles pourront éventuellement bénéficier d'un financement conformément aux normes prescrites par cette même loi.
Concluons. Il faut d'abord chercher à ce que tous les parents, quelles que soient leurs croyances, trouvent d'abord dans l'école publique un lieu où puissent s'épanouir pleinement leurs enfants, compte tenu de leurs convictions religieuses (ce qui peut supposer aussi des accommodements raisonnables). À défaut, notre régime d'établissements privés, et non pas la clandestinité, constitue une réponse légitime à leurs préoccupations.
Écoles clandestines
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé