Immigration contre Justice sociale en Europe

L'Union Européenne remise en question

Chronique de José Fontaine

Le hasard fait parfois bien les choses. Dans ses éditions de samedi et dimanche passés, La Libre Belgique, consacre la moitié de la p. 19 aux élections européennes, soulignant avec ce triomphalisme européen et belgicain malvenu qu’il y aura des Français, des Espagnols, des Italiens, des Roumains — mais tous Européens, souligne le journal —, sur les listes des élections européennes qui seront présentées aux électeurs belges. Mais l’autre moitié de la page est consacrée à la violente manifestation des syndicats européens, réunissant 50.000 personnes dans les rues de Bruxelles et durant laquelle des dockers gantois et anversois, ont arraché des pavés aux trottoirs et les ont lancés sur les forces de l’ordre y faisant des blessés graves. D’où une discussion sur la violence sur facebook. Ajoutons d’ailleurs à ceci que La Libre Belgique elle-même n’est pas dupe puisque, lors de l’interview récente d’un homme politique important, elle lui posa la question de la représentativité du Parlement européen auquel croient de moins en moins de gens.

L’union des peuples et la réalité d’une Europe qui régresse

La conjonction d’une idée admirable — la fraternité et l’union des peuples — dans un contexte où elle ne fait que faire régresser la démocratie, c’est sans doute l’un des graves dangers que court l’Europe actuelle. Car la grande masse des travailleurs européens a de plus en plus tendance à haïr l’Europe, ce qui pourrait se comprendre, mais à rejeter aussi les principes sur lesquels elle se construit et dont la page du journal bruxellois, sans doute involontairement, suggère le caractère mensonger. C’est sur quoi se rue l’extrême droite en France, peut-être pas aussi dangereuse qu’on ne le dit, mais un foyer de haine de plus. Plus de 26 millions d'Européens sont sans emploi. Il y a 10 millions de chômeurs de plus qu'en 2008. Dans 18 des 28 pays de l'UE les salaires réels ont baissé.

7,5 millions de jeunes Européens ne travaillent pas, ne suivent pas d'études ou de formation. Déjà des milliers sinon des dizaines de milliers d’Espagnols, avec une formation poussée vont s’établir en Allemagne où ils retrouvent des Italiens. La prospérité de l’Allemagne s’explique par le fait qu’elle a forgé une Europe qui répond à ses intérêts. Et cette prospérité qui ne profite pas nécessairement aux Allemands, qui ne correspond pas nécessairement à une volonté politique allemande de dominer l’Europe, engendre aussi son potentiel de haine.

On a présenté l’Europe comme une manière de réconcilier les peuples européens après les catastrophes des deux grandes guerres mondiales. La vérité oblige à dire que sans l’Europe intégrée actuelle, cette réconciliation s’était déjà réalisée, en tout cas entre les deux grands peuples ennemis, les Français et les Allemands mais aussi au-delà. Ce ne sont pas les institutions actuelles de l’Europe qui ont permis cette réconciliation et ce ne sont pas ces institutions qui vont la préserver, on serait tenté de penser le contraire. La soi-disant Union européenne pourrait nourrir à nouveau la haine entre Européens. Quels peuvent être les sentiments des Grecs qui voient leur pays sombrer dans la misère et où plus de 50% des jeunes n’ont pas de travail ? Quant à l’austérité actuelle, de nombreux experts de droite considèrent qu’elle est contre-productive et qu’elle risque, à force d’économies inutiles, d’appauvrir encore plus gravement les pays européens

Un exemple des initiatives perverses des institutions européennes actuelles

Pierre Souchon propose dans Le Monde Diplomatique de ce mois, une enquête au cœur des institutions européennes. Le journaliste explique d’abord les difficultés d’enquêter sur la discussion actuelle sur la directive 96/71/CE qui prévoyait (déjà en 1996) d’utiliser partout en Europe des travailleurs dits « détachés » (c’est-à-dire qui peuvent travailler deux ans selon les normes de leur pays d’origine : cotisations sociales et salaires), dans un autre pays. Or il arrive que ces salaires soient plusieurs fois plus bas ! Justement, on veut revoir cette directive.

Ce qui est intéressant dans l’enquête du journaliste c’est sa difficulté à rencontrer même des parlementaires alors que ceux-ci semblent plus accessibles aux lobbys. Souchon cite cette fonctionnaire du Parlement qui reçoit plusieurs fois par semaine des appels de Microsoft, d’Apple, de la Silicon Valley, des chambres de commerce européennes tous désireux de lui expliquer les bienfaits (ce que l’on peut comprendre), des travailleurs détachés de la circulaire 96/71/CE.

Alors que le 15 septembre 2009 à Strasbourg, devant le nouveau Parlement européen Manuel Barroso, le président de la Commission européenne, s’engageait à lutter contre le dumping social, le 21 mars 2012, la Commission présentait le projet de révision de la directe 96/71/CE. Mais cette révision de la directive de 1996 s’avère si timide qu’une participante aux négociations entre la Commission, le Parlement et le « Conseil européen » (les ministres des 28 Etats européens regroupés en une sorte de « Conseil des ministres » par exemple de l’agriculture, de l’emploi etc., ce que l’on appelle justement le « Conseil européen »), exprime son mécontentement. Selon Le Monde Diplomatique le responsable de la Commission européenne, Lazslo Andor, lui répond alors de manière invraisemblable (mais vraie) : « Mais cette directive et justement faite pour proposer des travailleurs bons marchés. »

Une Europe au service des patrons

Certains nous disent, face à cette Europe de la régression sociale, qu’il faudrait la rendre plus sociale. Mais comme le montre Le Monde Diplomatique, Jacques Delors lui-même, pourtant considéré comme relativement à gauche, appelle dès 1991 à accélérer le rythme « de la mise en concurrence des salariés par le biais de l’élargissement, tandis que le patronat européen multiplie les déclarations en faveur de nouvelles adhésions à l’Est. » [[Le Monde Diplomatique, avril 2014, p. 19.]] La Cour de Justice européenne, en 2007 et 2008 notamment, a sans cesse rendu des jugements défavorables aux syndicats protestant par exemple contre un armateur finlandais voulant échapper aux normes très favorables aux travailleurs en Finlande en plaçant son bâtiment sous drapeau estonien. Ou à un syndicat suédois voulant obliger un prestataire de service letton à signer une convention collective, ou en Allemagne à une société polonaise désireuse de payer des salaires inférieurs au minimum légal dans la construction en Allemagne. Les juges ont chaque fois donné, selon le journal, la priorité aux intérêts des entreprises, estimant que « le droit du travail national ne doit pas entraver leur liberté d’établissement ».

En France et en particulier dans le Nord-Pas-de Calais

Dans la région de Dunkerque en France EDF annonce par la voix de N.Sarkozy le 3 mai 2011, la construction d’un grand terminal méthanier. L’entreprise maître d’œuvre, le maire de Dunkerque, le Pôle emploi déploient dès décembre de la même année de grands efforts de communication en vue de montrer l’opportunité d’un tel chantier dans cette région frappée par le chômage. 1500 chômeurs du Nord-Pas-de-Calais répondent à cette communication et en octobre 2012 les responsables annoncent la signature de contrats à 68% pour des chômeurs de la région.

Mais en réalité, ce sont des entreprises étrangères qui vont engager des travailleurs portugais, roumains et italiens. Deux ministres français (Sapin et Valls) veulent effectuer fin 2013 une visite surprise sur le chantier pour vérifier si les lois françaises sont observées. Mais la veille, elle est éventée par la presse locale. L’opération est un échec et suscite la colère de l’inspection locale du travail qui sait que les lois ne sont pas observées sur le chantier de Dunkerque. Le Monde Diplomatique estime même que pour certains ouvriers polonais logés sur place, le coût du loyer est défalqué du salaire. Pour des délégués du syndicat CGT, si, lors de l’appel d’offres, une entreprise italienne l’a emporté, c’est en raison du fait qu’elle avait bien l’intention de ne pas respecter le droit français du travail, les différences entre le droit italien et français étant minimes. Plusieurs milliers de travailleurs étrangers sont employés « dans une région où se concentrent l’un des principaux ports de France et quinze usines de type Seveso II, majoritairement détenues par des multinationales » [[Le Monde Diplomatique, avril, 2014, p. 19).]] S’il y avait en France 16.545 ouvriers détachés en 2002, il y en a actuellement 144.441 dont plusieurs milliers dans une région frappée par le chômage. Le pire est que le gouvernement français a décidé de diminuer le nombre des personnes employées à l’inspection du travail dans le Nord-Pas-de-Calais alors que les inspecteurs présents ne peuvent déjà pas effectuer leur travail réellement.

Le phénoménal ratage de l’Union européenne

Pour la présidente socialiste de la Commission emploi et affaires sociales du Parlement européen, Pervenche Berès, il est important de conserver les grandes libertés fondatrices de l’Union européenne (liberté de circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes), mais le sénateur français Eric Bocquet nous semble avoir raison de considérer qu’il est « particulièrement pervers de présenter comme des libertés le fait que les entreprises puissent jouer la concurrence entre les peuples comme elles le veulent.»
Tout ceci était déjà bien en place dès le traité de Maastricht (y compris dans l’esprit de Jacques Delors comme on l’a vu plus haut). Ce traité fut ratifié de justesse par le peuple français en 1992. Que sa réponse massive contre le traité constitutionnel européen en 2005 ait démenti plus que probablement le OUI de justesse de 1992 ( 51,04 % de OUI contre 48,96 % de NON), n’a pas empêché les responsables français de faire la sourde oreille aux Français d quand ils répondirent NON en 2005

N’y aurait-il qu’une bonne réponse possible aux référendums en France ? Celle que souhaite le pouvoir au service du néolibéralisme ? Le 20 septembre 1992, à peine 51% des Français avaient ratifié ce traité, l’écart entre le OUI et le NON étant presque inférieur à deux points. Le 29 mai 1995, le NON au traité constitutionnel européen en France emportait quasiment 55% des suffrages, l’écart entre le OUI et le NON avoisinant les 10 points. La ratification de 1992 n’a pas été mise en cause, la non ratification de 2005 si, puisqu'elle a été « compensée » par un vote massif obtenu au Congrès siégeant à Versailles (députés de l’Assemblée nationale + sénateurs réunis).

En 1979, pour la première élection au Parlement européen, 61% des Européens s’étaient déplacés, en 2009 ils étaient à peine plus de 40%. Certains estiment qu’il n’y aura pas plus de 30% de participation aux élections européennes du 24 mai 2014. Un fonctionnaire (hostile à la lourdeur des procédures parlementaires européennes), confiait au Monde Diplomatique ce qui suit et qui a de quoi faire peur si trop d’Européens croient encore nécessaire d’aller voter pour le Parlement européen : « Les débats en plénière fatiguaient tout le monde. Comment voulez-vous mettre d’accord sept cent cinquante et un députés et animer des débats vivants en vingt-huit langues ? Essayez d’ironiser en portugais après l’intervention d’un député slovaque, et vous aurez compris… » Ces mots donnent la mesure du ratage complet de l’Union européenne puisque, à cette impuissance du Parlement européen lui-même, avec le consentement des Etats, on a maintenant décidé qu’aucun Etat européen ne pouvait avoir un budget dont le déficit soit supérieur à 0,5% du PIB. Manière à la fois d’empêcher les Etats de fonctionner et de retirer — alors que c’est une immense tradition née en Europe—le pouvoir des Parlements de contrôler les budgets. Mais cette interdiction, tous les Parlements européens l’ont acceptée à d’immenses majorités, partout dans la zone euro. Comment un démocrate doit-il envisager la démocratie représentative dans son pays et dans l’Union européenne après qu’elle se soit suicidée de si belle façon ? Et comme elle est liée intimement au développement de l’Etat social, il convient cette fois de démentir Bernanos. En Europe, le pire est maintenant devenu plus que sûr : on va allègrement à la destruction de l’Etat social, de l’Etat démocratique et d’ailleurs en général à la destruction de l’Etat.

La si belle idée d'ouverture des frontières des nations européennes les unes aux autres est sans doute la pire dimension de la construction européenne. Car, en réalité, elle sert surtout les entreprises désireuses de se procurer de la main d'oeuvre à bas prix dans les pays de l'ancienne Europe des satellites de l'ex-URSS, ainsi qu'au Portugal.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    9 avril 2014

    Ça nous prendrait un parti comme le Front National au Québec.