Insultes, intimidation, violences physiques : à travers le monde, le racisme anti-asiatique qui découle de la pandémie actuelle est bien réel. Et le Québec n’est pas en reste, selon l'illustratrice montréalaise Ravy Puth, qui pense que l'enjeu mériterait plus d'attention médiatique.
L’artiste d’origine sino-cambodgienne est spécialisée en communication et elle entame une maîtrise de recherche-création sur le pouvoir des représentations dans la société. En avril dernier, elle a lancé la campagne en ligne « Illustrer contre la xénophobie » pour dénoncer cette montée raciste. Plus de 50 membres de la communauté de l’illustration au Québec ont participé à cette journée déclinée sur Facebook (Nouvelle fenêtre) et Instagram (Nouvelle fenêtre).
Discussion sur les dessous de cette campagne et réflexion sur l’identité asiatique au Québec.
Qu’est-ce qui a mené à cette journée d’illustrations contre la xénophobie et le ressentiment anti-asiatique?
À la mi-mars, j’ai été envahie d’angoisse et d’anxiété. Je vivais déjà un racisme anti-asiatique avant l’état d’urgence, et c’est allé en augmentant. Je l’ai ressenti par des regards dans la rue. Ma mère a reçu des propos désobligeants de deux employés à la banque. Une personne dans mon entourage a trouvé une tête de mort sculptée dans une citrouille devant sa porte.
J’avais l’intention de lancer une série de portraits d’Asiatiques depuis un an, et je ne l’avais pas encore fait. J’ai inventé un mot-clic (#LesAsiatiquesNeSontPasLeVirus) et j’ai contacté 12 illustrateurs et illustratrices de mon entourage qui ont tout de suite embarqué.
Ensuite, j’ai reçu des tonnes de messages, et c’est allé en crescendo très rapidement. Cinquante-cinq artistes ont participé au total, certains racisés, d’autres non. Je me suis rendu compte qu’il y avait une envie d’agir, que les artistes avaient besoin de faire quelque chose.
Les illustrations présentées sont assez éclectiques. Est-ce qu’il existait une ligne éditoriale pour les artistes?
Réaliser un portrait d’une personne asiatique et ne pas illustrer un regroupement ou une scène vivante. C’est un portrait comme une photographie.
C’était important de représenter une diversité de visages, basée sur le genre, l’âge, les traits du visage, la couleur de la peau, la forme des yeux. L’intention était aussi que les artistes le vivent comme un apprentissage. On reçoit rarement des commandes pour représenter des personnes racisées. Beaucoup d’artistes ne savent pas dessiner des yeux bridés parce que les personnes que l’on considère comme belles sont occidentales.
Après ce boom énorme, des illustrateurs et des peintres continuent à m’écrire. Tout le mois de mai, pendant la célébration du Mois du patrimoine asiatique au Canada, je vais publier d’autres illustrations
Tu mentionnes avoir été victime de racisme depuis le début de la pandémie. As-tu des exemples?
Ce que j’ai vécu, c’est surtout de l’ordre de la micro-agression. Quand le virus a été découvert en Chine, le racisme était tourné sous forme de blagues. Sur les réseaux sociaux, j’ai aussi vu des propos vraiment violents : « Ils sont sales dans les marchés, ils sont tellement primitifs. On devrait tous les éliminer. »
Ce n’est pas de la violence physique, mais ça m’a jetée par terre, parce que ça soulignait tout ce que je vis depuis que je suis petite. Je me suis aussi rendu compte que je pouvais le vivre dans mon milieu de travail. Comme le milieu des arts est majoritairement blanc, il y a plus de risques qu’il y ait des rapports maladroits, des mécanismes inconscients de l’ordre de la micro-agression raciste.
En ce sens, est-ce que les commentaires « maladroits » sont plus acceptables?
Longtemps dans ma vie, j’ai considéré que c’était plus tolérable. Aujourd’hui, je ne trouve pas ça plus acceptable que le racisme explicite, violent ou physique. En tant que personne asiatique, j’ai été éduquée à rester invisible. La plupart des Asiatiques de seconde génération comme moi sont nés de parents qui ont vécu le trauma d’une dictature politique [NDLR : les parents à Ravy sont des survivants du régime des Khmers rouges au Cambodge]. On leur a appris à ne pas faire de bruit, sinon, ils allaient vivre des représailles.
Maintenant, je peux dire que ça me fait du mal, et je juge que mon ressenti est aussi important que celui des autres. Je ne veux plus prendre sur moi juste pour éviter de froisser les autres.
En anglais, on parle d’un « burnout » racial. Je me disais : « OK Ravy, on a dit un commentaire méchant sur toi, mais ne te fâche pas, sinon tu auras encore l’air de la personne frustrée. À la place, fais preuve de pédagogie. » Je vivais beaucoup d’anxiété à travers cela.
On associe souvent les communautés asiatiques au concept de « minorité modèle » : celle qui travaille fort, qui réussit, qui s’intègre en ne faisant pas trop de vagues. Que penses-tu de ce concept?
Beaucoup d’Asiatiques vont suivre un chemin conformiste, pour différentes raisons. L’important n’est pas ton développement personnel par les arts, les rapports sociaux ou le dévouement social. C’est ton travail, ta carrière. Ce n’est pas mauvais, mais ça ne convient pas à toutes les personnalités.
À cause de cela, peu d’Asiatiques au Québec ont les outils pour comprendre les mécanismes de ce racisme ambiant. C’est l’une des raisons pour lesquelles le racisme est aussi toxique en ce moment et qu’il a l’effet d’une bombe dans la communauté. Je l’ai beaucoup vu sur les réseaux sociaux, comme sur le groupe Facebook Groupe d’Entraide contre le racisme envers les Asiatiques au Québec (Nouvelle fenêtre). Les gens sont en panique parce qu’ils doivent passer par une étape d’acceptation.
Parce qu'ils sont longtemps restés campés dans cette position de « minorité modèle » ?
Exactement. J’ai adopté des codes occidentaux et québécois. Comme d’autres Asiatiques de deuxième génération, j’ai des privilèges que mes parents n’ont pas, et je suis donc moins portée à voir les injustices. Il y a tellement de facteurs qui expliquent que les Asiatiques sont perçus comme une « minorité modèle ». Mais ils ne se demandent pas s’ils devraient refuser cette identité parce que ça comporte tellement d’avantages.
Aduler certaines classes raciales, c’est une autre forme de racisme. Ça te détache de ton histoire, de tes ancêtres. Le jour où tu es visé par ce racisme, comme c’est le cas actuellement, tu ne sais absolument pas quoi faire.
Comment repenser ce concept ou même le changer complètement?
Ce mythe de la « minorité modèle » existe depuis des années, on ne pourra pas l’enrayer. Qu’est-ce qu’on fait à partir de cela? Même sans le savoir, les Asiatiques d’ici sont en train de repenser cette identité et de la remettre en question. On le voit sur Facebook, les gens remuent des idées.
Avec cette crise, j’ai rencontré d’autres artistes asiatiques, chose que je croyais quasi inexistante. J’ai rencontré des muralistes, des décorateurs au cinéma, des producteurs de musique électronique. Ils se demandent quoi faire avec cette étiquette.
Nous sommes des Asiatiques qui se sont rebellés contre ce modèle pour adopter ce chemin anticonformiste, plus artistique et politisé. Aujourd’hui, avec ce bagage, comment faire pour renouer avec notre communauté et refaçonner ce modèle minoritaire? Comment laisser une archive, sans effacer l’histoire de nos parents et en embrassant notre culture hybride?
Revenons à la campagne « Illustrer contre la xénophobie ». La description indique que sa mission s’étend au-delà du racisme anti-asiatique. Pourquoi?
Parce qu’on ne peut pas défendre la justice pour les humains en excluant d’autres êtres humains. Ce que vivent les communautés asiatiques, n’importe qui pourrait le vivre. C’est une question de temps et de ce que les personnes privilégiées vont décider.
Je suis plus touchée en ce moment parce que les gens que j’aime sont directement visés, comme mes nièces et mes parents. Mais c’est tout aussi toxique pour d’autres communautés. C’est ce que les Arabes vivent depuis le 11 septembre 2001, ce que les personnes noires vivent depuis toujours. On ne pourra jamais se libérer du racisme si l’on ne se solidarise pas.