Dans cette société laïque qu'est le Québec, qui se distingue par son ouverture, la pluralité religieuse n'est pas une vue de l'esprit. Ainsi, diverses traditions cohabitent et établissent tour à tour des alliances ou des dialogues. Toutefois, le défi de la pluralité dépasse le dialogue interreligieux, estime Patrice Brodeur, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l'islam, le pluralisme et la mondialisation à l'Université de Montréal.
Spiritualités autochtones, catholicisme, protestantisme, judaïsme. Dès l'arrivée des premiers colons, la diversité religieuse s'établit. Concomitante à la diversité ethnique issue des mouvements migratoires, elle s'étoffe considérablement après la Seconde Guerre mondiale. Mosquées, temples bouddhistes, hindouistes et autres parsèment désormais le paysage, plus particulièrement le territoire montréalais. Cet exotisme confessionnel trouve en général bon accueil auprès de la population. «Les Québécois, souligne Patrice Brodeur, parce qu'ils connaissent les avantages et les inconvénients liés à la pratique de leur religion dans une société à majorité laïque, ont tendance à être davantage ouverts ou tolérants envers ceux qui ont une autre tradition religieuse.» Au sein de cette pluralité religieuse se développent alors des relations variées.
Alliances et dialogues
Les liens se tissent principalement autour de trois axes, note Patrice Brodeur. Ainsi, des alliances se forment entre certaines communautés quand des chevauchements d'intérêts surgissent. «Plutôt situées politiquement du côté droit du spectre de coopération, elles concernent certains débats de société, tel le mariage homosexuel.»
Ces initiatives, ponctuelles et concises dans le temps, puisque liées à des sujets concrets politisés, sont l'oeuvre de communautés plus traditionnelles ou conservatrices. D'autres, qui penchent davantage vers une gauche progressiste, coopéreront autour de grandes thématiques comme les droits de la personne, l'environnement, la solidarité ou l'opposition au néolibéralisme. L'orientation plus large des intérêts défendus entraîne des coalitions qui perdurent davantage que les précédentes. Enfin, d'autres communautés, plus centristes, s'orientent vers un dialogue où il est question de découverte mutuelle sur les plans théologique et spirituel, et moins en matière politique.
Ainsi se sont établis des dialogues judéo-chrétien, islamo-chrétien et, très récemment, judéo-musulman. Dans cette mouvance, on relève le Conseil canadien oecuménique et la Conférence mondiale des religions pour la paix. La promotion du dialogue est également reprise par certains organismes dits interculturels qui veulent absolument intégrer les dimensions religieuse et spirituelle. «Ce faisant, ils transcendent une vieille dichotomie du siècle des Lumières qui distingue d'une part la religion, et d'autre part la culture.» De fait, une même communauté peut jouer tour à tour dans ces trois registres.
Une certaine marginalité
Si l'ensemble des religions présentes tendent à communiquer les unes avec les autres, certaines zones de marginalisation mineures peuvent toutefois être relevées. «Quelques groupes choisissent de vivre une certaine séparation, une ghettoïsation volontaire, dont certaines communautés hassidiques orthodoxes et certaines mosquées.»
Il ne faut pas généraliser, loin de là, puisque la plupart des personnes juives et musulmanes se disant pratiquantes démontrent un grand degré d'intégration dans leur vie quotidienne. En outre, ce type d'isolement touche aussi certains groupes chrétiens et de nouveaux mouvements religieux ou spirituels aux pratiques plus exclusives. Une seconde tendance de marginalisation se déploie également.
L'islamophobie, qui est certes récente dans la société québécoise, pousse certains musulmans à se retirer de plus en plus. «Mais ce sont des gens qui le font en réaction aux jugements négatifs que la société véhicule envers l'islam.» Non imposée par la société majoritaire, cette exclusion est plus diffuse. Elle investit un imaginaire ancré dans une actualité internationale fortement médiatisée et est vécue, de ce fait, comme une imposition par certains musulmans.
En s'appuyant sur l'exemple du débat qui entoure le kirpan, Patrice Brodeur poursuit : «On commence à voir les limites du discours qui se veut ouvert à la diversité. Si la "normativité" québécoise, montréalaise en particulier, s'accommode très bien d'une diversité de traditions et de pratiques religieuses, elle opère des projections à partir de son processus de sécularisation.»
Il ne faut toutefois pas conclure que la laïcisation vise à éliminer les religions. Par contre, elle pose des balises pour délimiter leur champ d'action. Ainsi, le droit à pratiquer une religion n'est pas remis en cause tant qu'il n'investit pas la place publique. Un consensus général, rassemblant tant les laïcs que les catholiques pratiquants, veut que toute pratique reste privée. Or, l'aménagement de cet espace répond aux attentes de nombreuses personnes qui estiment qu'il y a plus de tolérance dans une société laïque pour les diverses pratiques et ce, qu'il s'agisse de chrétiens, de musulmans, de juifs, de bouddhistes ou d'hindous. Le défi du pluralisme réside alors dans l'équilibre des frontières entre vie privée et vie publique.
Vivre ensemble
L'essor de la diversité religieuse et la notable désaffection qu'elle a subie ont poussé l'Église catholique à certains accommodements, dont celui touchant son positionnement quant au cours en éthique et éducation religieuse que le ministère de l'Éducation développe présentement. Toutes les communautés religieuses sont par ailleurs appelées à participer à cet exercice.
Il s'agit d'abord et avant tout d'un cours d'éducation aux différentes traditions et spiritualités ainsi qu'aux divers courants de pensée laïques, ce qui représente un véritable défi quant à la façon d'intégrer cette large palette de lectures. «Je crois, estime Patrice Brodeur, que le Québec s'engage dans quelque chose de fantastique, car il permettra l'acquisition d'une assise solide quant aux connaissances de base touchant les différentes visions du monde, qu'elles soient religieuses ou laïques. C'est une approche pragmatique influencée par le mode de gestion britannique de la diversité, d'une part, et la volonté de se constituer un "modus vivendi" de tradition laïque, d'autre part.»
Un bagage commun permettrait aux individus d'appréhender leurs réalités locales en éliminant les prismes déformants qui mènent à des tensions disproportionnées. «Il faut apprivoiser son voisinage !» Cette fondation collective s'appuie sur une attitude de dialogue et non de compétition. Or, l'apprentissage du dialogue est une condition sine qua non d'un avenir pacifié au sein d'une pluralité éclairée, et s'il ne constitue pas une règle à appliquer mécaniquement, il fait en sorte que les individus manifestent à tout le moins des dispositions d'écoute et de respect de l'autre. Il est par conséquent logique que beaucoup de traditions perçoivent positivement l'élaboration de ce nouveau cours.
Ce type de perspective permet de dépasser les limites du dialogue interreligieux en appelant la participation d'individus qui se définissent à travers des courants de pensée non religieux. En effet, il n'est point d'institutions pratiquantes laïques pour ces derniers. Il est donc difficile d'instaurer un dialogue avec eux, sinon par le biais d'un projet éducatif.
Patrice Brodeur défend à cette fin le concept d'«intervision» du monde : «Ce concept est primordial parce que tout un chacun possède sa vision du monde et que chaque vision est composée de nos identités multiples. Celles-ci s'établissent dans le rapport de l'individu aux différentes formes collectives, c'est-à-dire tant aux communautés qu'à la société en général.» Afin que perdure la pluralité religieuse, il faut également l'harmoniser aux valeurs sociales séculières, et ce, dans un esprit d'enrichissement mutuel.
Collaboratrice du Devoir
Société québécoise
Il faut aller plus loin que simplement vivre ensemble
«On commence à voir les limites du discours qui se veut ouvert à la diversité»
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