Il y a une dizaine d’années, j’ai eu la chance de passer une année entière dans une université américaine. J’arrivais de Paris. Le choc entre la vie parisienne et l’atmosphère des campus américains fut un pur bonheur. On a peine à se le rappeler tellement tout cela semble loin de nous, mais, à Paris comme à New York, le monde universitaire et politique était alors déchiré entre deux grandes idées.
Je me souviens qu’à l’époque, le brillant politologue Francis Fukuyama venait prononcer des conférences dans lesquelles il annonçait rien de moins que la fin de l’Histoire. En face, un autre grand politologue professeur depuis toujours à l’Université Harvard, Samuel Huntington, avançait la thèse du choc des civilisations.
Dix ans plus tard, force est de constater que la réalité s’est chargée de trancher la controverse. Plus personne ne croit en effet à la fin de l’Histoire. La thèse philosophique garde toujours sa superbe, mais rien ne parvient en effet à nous convaincre que les événements que nous avons vécus depuis une décennie ne sont que les légers soubresauts précédant un monde pacifié par la mondialisation où triomphera la démocratie occidentale. On a même vu se développer des contre-modèles, comme la Chine et l’Iran, qui associent une forte croissance à des régimes autoritaires, voire autocratiques. À l’opposé, les démocraties occidentales sont loin de faire rêver avec leur valse-hésitation, leur crise d’identité et leur croissance molle.
Force est de constater que le monde dans lequel nous vivons ressemble de plus en plus à celui qu’avait décrit Samuel Huntington dans son livre prémonitoire Le choc des civilisations (Odile Jacob). Clarifions d’abord un malentendu. On a trop souvent fait dire ce qu’il ne disait pas à cet intellectuel qui a travaillé pour le président Jimmy Carter. En décrivant un monde agité par l’opposition grandissante entre les civilisations occidentale, musulmane, chinoise, japonaise ou hindoue, Huntington n’a jamais affirmé qu’il s’en félicitait. Si les événements confirmaient ses théories, avait-il déclaré, il « préférerait qu’il en aille autrement ». À l’époque, son ouvrage avait été salué par les deux plus grandes autorités de la politique étrangère américaine, Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski. En France, un esprit lucide comme l’ancien ministre socialiste Hubert Védrine reconnaîtra qu’« Huntington n’avait hélas pas tort ».
Ces jours-ci, à Paris, le philosophe Michel Onfray fait la une des magazines français avec son nouvel ouvrage intitulé Décadence (Flammarion). Or ce livre qui annonce le déclin de l’Occident consacre de longues pages à ressusciter l’oeuvre de Samuel Huntington. Et pour cause. À relire ce visionnaire, on a l’impression qu’il décrit le monde d’aujourd’hui.
Pour Huntington, une fois la guerre froide terminée, nous sommes entrés dans un monde où ce ne sont plus les idéologies ou l’opposition Nord-Sud, mais les civilisations qui sont devenues les principales sources de conflits. Par civilisation, Huntington désigne un certain nombre de caractéristiques culturelles, linguistiques et religieuses ainsi que des modes de vie qui rassemblent les peuples au-delà des États. Contrairement à ce que prétend la « culture de Davos », dit-il, ces civilisations ont tendance à se constituer en blocs et à s’affronter, faisant ainsi prédominer les affinités culturelles sur les intérêts purement économiques. N’est-ce pas ce que viennent de faire les Britanniques en choisissant l’Amérique plutôt que l’Europe au détriment même de leurs intérêts économiques immédiats ?
Du 11-Septembre à la Syrie, des frictions sino-américaines au retour de la Russie dans le jeu international, en passant par les affrontements entre musulmans chiites et sunnites, tout illustre en effet l’irruption des conflits de civilisation au coeur des grands affrontements mondiaux. L’élection de Donald Trump et la montée des nationalismes en Europe ne sont que le dernier exemple de ce qu’annonçait Huntington depuis vingt ans.
VISIONNAIRE
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