Fernand Dumont «admirait l'envergure de son savoir, la pénétration de son esprit», et le présentait comme «le modèle du sociologue». Gilles Bourque, aujourd'hui, compare son parcours à celui du grand Maynard Keynes, «lui qui alterna toute sa vie entre l'action et la production intellectuelle». Guy Rocher, puisque c'est de lui qu'il est question, mérite assurément ces hommages. Incarnation du penseur et de l'intellectuel qui vieillit bien -- l'homme aura 83 ans cette année et ses lumières sont encore régulièrement sollicitées pour éclairer certains enjeux du présent --, Rocher a été et reste l'un des phares de la gauche savante québécoise.
Dans Sociologie et société québécoise. Présences de Guy Rocher, un ouvrage collectif dirigé par Céline Saint-Pierre et Jean-Philippe Warren, une brochette d'universitaires, surtout des sociologues, explorent «les diverses facettes de ce que Guy Rocher représente pour la communauté savante et l'ensemble de la société québécoise». Certaines de ces contributions, comme c'est fréquemment le cas dans ce genre d'ouvrage, apparaissent plutôt décalées par rapport au projet d'ensemble, mais quelques-unes se distinguent par la finesse de leur regard sur le parcours du grand sociologue.
C'est à ce dernier, d'ailleurs, que revient l'honneur d'ouvrir le recueil. Dans un solide témoignage intitulé Être sociologue-citoyen, Rocher affirme que c'est «l'énigme du changement social» qui l'a amené en sociologie. Il insiste sur le rôle de sa participation au mouvement d'Action catholique dans sa «première prise de conscience du changement social» et, de façon surprenante, avoue qu'il doit à sa lecture de Tocqueville la confirmation que le meilleur chemin de la découverte se situe à mi-chemin entre la théorie et l'action.
Pour Rocher, en effet, la théorie sociologique sans l'action était impensable, et vice-versa. «Bref, écrit-il, je dirais que le citoyen a toujours accompagné, souvent précédé et aussi suivi, le sociologue. Ils ont toujours en moi dialogué, sans toujours bien s'entendre, mais cherchant sans cesse à se réconcilier avec plus ou moins de succès. Le citoyen a généralement provoqué la curiosité du sociologue et le sociologue entretenait la motivation du citoyen.»
Nadia Brédimas-Assimopoulos rappelle, pour mémoire, que Guy Rocher, en plus d'enseigner la sociologie à l'Université de Montréal, a été, entre autres, membre de la commission Parent et sous-ministre au Développement culturel à l'époque où ce ministère a adopté l'indispensable Charte de la langue française. Sur le plan universitaire, son ouvrage intitulé Introduction à la sociologie générale, publié en 1968, a été traduit en plusieurs langues et demeure une référence.
Un interprète de la Révolution tranquille
Selon Gérard Bouchard (qui, par ailleurs, signe un texte-hommage dans cet ouvrage), Rocher serait de ceux qui ont contribué à construire «l'imaginaire de la Grande Noirceur» en insistant sur la rupture opérée par la Révolution tranquille. Rocher ne s'en excuse pas, mais précise «qu'avant de devenir un mythe, cette vision a d'abord été ressentie et vécue chez moi comme une réalité».
Le caractère radical de cette rupture fera naître, au début des années 1970, une certaine nostalgie chez des penseurs comme Dumont et Marcel Rioux. Rien de cela, mentionne Andrée Fortin, chez l'optimiste Rocher, toujours critique mais «tourné vers l'avenir». Pour bien camper sa posture intellectuelle, ce dernier précisera que son expérience de l'action l'a «lavé de toute forme de pensée déterministe» et que l'approche révolutionnaire ne lui sied pas, sauf dans sa version tranquille, puisque les réformes sociales qu'il a pratiquées, analysées et théorisées lui ont toujours paru «la seule voie de changement raisonné dans les démocraties contemporaines». Toute la grandeur de la Révolution tranquille et de ses fruits, que d'aucuns nous incitent aujourd'hui à renier, est évoquée dans ce bref et franc autoportrait intellectuel.
Jacques Beauchemin, dans le meilleur texte de ce collectif, parle de Rocher comme de «l'un des grands interprètes de la Révolution tranquille et de l'évolution subséquente du Québec». Après ses études à Harvard au début des années 1950, précise-t-il, le sociologue aurait pu choisir d'y rester puisqu'on lui offrait un poste. Il ressentira pourtant, comme Maria Chapdelaine, écrit Beauchemin, l'appel du Québec, mais «c'est un peu l'Amérique qu'avaient pourfendue tant de penseurs canadiens-français avant lui qu'il rapporte dans ses bagages». Ce double héritage colorera sa vision du monde: «Il incarne alors la rencontre du Canadien français et du Québécois. Il conjuguera dans sa personne le vieux désir de durer canadien-français et l'ouverture aux possibles qui lui offre son histoire au tournant des années 1960.»
Critique du conservatisme canadien-français, Rocher n'a jamais méprisé le monde dans lequel il a grandi. Beauchemin, en ce sens, le qualifie d'«authentique anti-Trudeau». Pendant que le futur premier ministre pourfend le traditionalisme des siens, le sociologue «s'affaire doucement à entrouvrir une fenêtre sur l'avenir». Il assume le passé canadien-français et reconnaît notre transformation en Nord-Américains.
S'il chante la Révolution tranquille qui nous a permis de réaliser la promesse moderne de l'autonomie et de la réalisation de soi, il s'inquiète néanmoins des «périls d'un individualisme asocial» qui accompagnent ce procès. Il importe, selon lui, d'accepter notre nord-américanité tout en résistant à l'américanisation, et c'est la raison pour laquelle, avant Gérard Bouchard, il cherchera à définir le Québec comme une «francophonie nord-américaine» qui doit travailler à son autodétermination.
Là où les Dumont, Rioux, Jean-Jacques Simard, Léon Dion et d'autres finiront par avouer «un certain malaise» quant à la dérive technocratique de la Révolution tranquille, Rocher «nous incite plutôt à nous méfier du désenchantement, et à y penser à deux fois avant de renier une expérience historique de laquelle le Québec est finalement sorti renforcé». Pas de nostalgie, donc, mais plutôt un goût de l'avenir nourri au meilleur de notre passé et attaché aux promesses du présent. Beauchemin parle de son «regard lucide», redonnant ainsi sa noblesse à ce bel adjectif dont le sens est aujourd'hui dévoyé par certains idéologues.
louiscornellier@ipcommunications.ca
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Sociologie et société québécoise
Présences de Guy Rocher
Sous la direction de Céline Saint-Pierre et Jean-Philippe Warren
Les Presses de l'Université de Montréal
Montréal, 2006, 322 pages
Essais québécois
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