Dans un pays homogène, nous pourrions sortir rapidement de cette crise par le haut. Ce n’est plus le cas de la France actuelle, littéralement atomisée.
La France est prise de la fièvre jaune. On verra bientôt des artistes afficher leurs gilets jaunes à la télévision, de peur d’être pris pour des traîtres et des vendus. C’est classique, les résistants de la dernière heure sont toujours les plus zélés. Aussi fascinant et séduisant qu’effrayant et répulsif, le mouvement des « gilets jaunes » ne saurait laisser aucun Français indifférent. Coincés entre le marteau et l’enclume, certains d’entre nous ne manqueront pas d’être, tour à tour, qualifiés de bourgeois casseur de révolution par les gilets jaunes et leurs soutiens, puis de « mettre de l’huile sur le feu » en décrivant les mécanismes qui ont légitimé la violence déchaînée contre un pouvoir jugé illégitime par une quantité croissante de Français.
Facebook contre Twitter
Et si notre pays assistait à la première révolution Facebook ? Le rôle du réseau Twitter avait été mis en évidence dans les Printemps Arabes et Maïdan, alors que la révolte des « Gilets Jaunes » s’est déroulée sur Facebook, au travers de pages de débats et de mobilisation. Twitter n’a au contraire été que peu, voire pas du tout, utilisé par les gilets jaunes. Plus élitiste, Twitter regroupe des « influenceurs », quand Facebook touche beaucoup plus de catégories sociologiques. C’est sur Facebook qu’émergent, en effet, les contestations les plus virulentes contre le pouvoir, mais aussi les rumeurs et les théories les plus farfelues.
Complexes et divers, les gilets jaunes ne peuvent être analysés de manière classique. Une contre-culture spécifique est née, nourrie par des penseurs excentriques sur YouTube, des « memes » attaquant Emmanuel Macron ou tout ce qui représente le pouvoir, un humour en commun, bref une forme d’entre-soi populaire et chaleureux propice à former une communauté qui se raconte et qui raconte le monde à travers sa sensibilité. Laquelle sensibilité, marginale, a longtemps été exclue de la narration dominante ou des narrations communautaires acceptées par les dominants, celles des banlieues ou des minorités fondées sur l’orientation sexuelle, pour ne prendre que les deux exemples les plus connus.
La France périphérique imite les banlieues
Pendant des années, des « intellectuels » et des décideurs médiatiques ont, du reste, entretenu et permis le développement de ce nouveau commun populaire, insistant sur les malheurs, véritables et avérés, du peuple des « périphéries » qui souffrait en silence sans jamais se rebeller, l’enjoignant parfois même à imiter ces banlieues de l’immigration qui ont déjà fait sécession et demandent des comptes à l’Etat par la violence directe. Les Français ont donc intégré le fait qu’ils pouvaient obtenir quelque chose en paralysant l’Etat, en lui infligeant une peur physique directe.
Mais ils ne bougeaient pas ailleurs que sur les réseaux sociaux, ne manifestant leur colère qu’à l’aide de statuts enflammés ou devant leur poste de télévision, contre ce pouvoir sans visage, cette tyrannie des clercs et des belles âmes qui ne témoignaient d’aucune empathie pour la destruction pure et simple de leur cadre de vie, l’abandon de leurs territoires dont l’activité économique s’effondrait, et avec elle la culture, la solidarité, l’harmonie sociale. Chassés des banlieues par l’immigré, dépendant de la voiture, séparés des lieux de vie dans des maisons individuelles où l’on ne voit plus guère ses voisins que depuis sa voiture le matin avant d’aller au travail, les bataillons de gilets jaunes avaient peut-être même renoncé à toute forme de rébellion.
De la révolte à l’insurrection ?
L’exécutif ignorait-il que le diable se cache le plus souvent dans les détails ? La limitation de la vitesse à 80 km/h sur les routes secondaires aura ainsi fini par déclencher par capillarité une révolte, maintenant une insurrection. Demain, peut-être, une révolution. La révolte sur l’augmentation des taxes sur le carburant n’a été rendue possible que grâce à la mobilisation préalable des usagers de la route, tant les motards qui avaient protesté contre les « bandes blanches » – Eric Drouet, meneur des gilets jaunes, administrait une page de passionnés de motocross -, que les automobilistes luttant contre les radars, les stages de récupération des points ou les limitations de vitesse.
Ce n’est, finalement, que lors de l’acte II que les gilets jaunes sont devenus un autre objet politique, transcendant leur condition initiale. La première manifestation parisienne a vu se former un corps populaire, un corps en marche pour abattre définitivement le système, pour marcher sur l’Elysée. Au fur et à mesure, les antagonistes d’hier sont devenus des alliés objectifs. Gauchistes, jeunes des banlieues et lycéens ont additionné leurs colères. Quant aux « vrais » gilets jaunes, mobilisés dès le départ, ils ont bien compris l’intérêt qu’ils pouvaient tirer de ce chaos post-moderne, sans parfois en comprendre la nature. Ils savent bien que l’ordre n’existe plus en France, et que la classe politique ne s’intéresse plus qu’à des chiffres et des courbes budgétaires qui dépendent de moins en moins de son action, tributaire et otage de l’économie mondiale et des superstructures politiques.
Macron face au peuple
Il faut bien distinguer le mouvement des gilets jaunes de ses représentants médiatiques, mais aussi du phénomène historique dont ils sont les produits et les acteurs. Avant l’arrivée d’Emmanuel Macron, l’Etat se montrait résilient en utilisant les oppositions et les corps intermédiaires pour dialoguer avec le peuple. Autoritaire et souhaitant rétablir la verticale du pouvoir, Emmanuel Macron a tout fait pour être confronté directement au peuple. Il a été servi ! Fabuleux cri sorti des entrailles de la France qui sent sa mort venir, le mouvement des gilets jaunes porte aussi en lui des ferments d’une extrême instabilité et sans véritable issue. Faute d’être incarnée, dirigée et disciplinée, la colère rend aveugle et amène la tyrannie de l’opinion, la dictature de la masse qui prend conscience de sa puissance.
Disons-le : il n’y aura jamais de retour à la normale pour les gilets jaunes actifs. Le chemin qu’ils ont pris est sans retour. Ils se sont éveillés et ne cesseront plus de lutter. Quant à la France, elle sera ingouvernable avec les institutions qui sont présentement les siennes. Dans un pays homogène, nous pourrions sortir rapidement de cette crise par le haut. Ce n’est plus le cas de la France, littéralement atomisée. Reste du positif : il y a une alternative. Laquelle ? Face au « camp de la mort de la tolérance » à la South Park de l’élite globalisée, ses bons sentiments de façade et sa froideur, on aimerait échapper à la fureur vengeresse et conspirationniste d’une minorité de gilets jaunes qui ne représente pas non plus la France dans son ensemble. Le politique doit se remettre à imaginer une narration, un futur, qui préserverait la France comme son peuple. Un jour prochain, un chef devra se lever et tout renverser. Sans quoi nous disparaîtrons de l’histoire.