Le débat est complexe et peut paraître obscur. Mais il est révélateur d'une tendance profonde qui consiste de plus en plus à confier la direction d'une école, d'une région, d'un musée ou même d'un pays à cette nouvelle race d'hommes que l'on nomme les «gestionnaires».
Qu'est-ce qu'un «gestionnaire»? C'est un personnage hors du commun qui a, semble-t-il, des capacités tout aussi extraordinaires. Il n'est pas professeur, mais il peut gérer une école. Il n'est pas médecin, mais il peut gérer un hôpital. Il n'est pas cultivé, mais il peut gérer le musée des beaux-arts ou le ministère de la Culture. Comme si, à une époque où l'on «gère» même sa vie de couple, l'on pouvait du jour au lendemain passer de la gestion d'un dépanneur à celle d'une épicerie, puis à celle d'une école et bientôt celle d'un pays.
François Legault est probablement le plus bel exemple de la montée de ces «gestionnaires» qui pourraient un jour occuper la place enviable que tiennent aujourd'hui les avocats parmi nos élites politiques. On n'a qu'à mesurer la croissance exponentielle des facultés de gestion pour s'en convaincre.
La réforme phare défendue par le chef de la CAQ illustre sa méthode mieux que n'importe quoi. L'homme aborde les problèmes de l'école en parfait gestionnaire. On se souviendra qu'il avait signé (avec Pauline Marois) la pire réforme scolaire de l'histoire du Québec, le Renouveau pédagogique, dont ses successeurs s'acharnent depuis une décennie à corriger les erreurs. Pour les gestionnaires, les problèmes de l'école ne sauraient être résolus que par une meilleure gestion. Peu importe le contenu des programmes, la qualité de la formation des maîtres et celle des diplômes puisque cette école n'est ni celle d'un haut savoir, ni celle d'une grande culture, mais celle de la «réussite». C'est pourquoi ils pensent résoudre les problèmes par de simples augmentations de salaire et une meilleure évaluation des professeurs. Évaluation évidemment réalisée par ces autres gestionnaires que sont les directeurs d'école.
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Les mêmes idées ont récemment été défendues par le ministre français de l'Éducation, Luc Chatel. À sa manière, Chatel est une sorte de Legault français. Il a fait carrière chez L'Oréal dans le marketing et les ressources humaines avant de se lancer en politique. En bon gestionnaire, il a récemment proposé que l'on réforme le système français d'évaluation des professeurs. Contrairement au Québec, la France possède depuis longtemps un système d'inspection qui a déjà fait l'admiration des autres pays. Les enseignants français sont évidemment notés par leur chef d'établissement. Mais ils le sont surtout par des inspecteurs indépendants et très qualifiés. Ils sont ainsi évalués tous les cinq ans environ. De cette note dépend la rapidité de leur avancement et donc l'évolution de leur salaire. Or les inspecteurs ne se contentent pas d'évaluer l'assiduité et le dynamisme des enseignants, ils ont pour mission d'évaluer la matière même des cours, tant sur le plan du contenu que sur celui de la forme. C'est cette évaluation que souhaite faire disparaître Luc Chatel au profit d'une évaluation à la Legault.
Les syndicats de professeurs ont protesté avec raison. Que connaît le directeur d'une école secondaire des subtilités de l'enseignement du théorème de Thalès ou de La princesse de Clèves? ont-ils demandé. Ces professeurs tiennent à être évalués par des pairs compétents dans leurs disciplines respectives qui connaissent le contenu de l'enseignement dispensé et non par de simples gestionnaires. La réforme de Chatel, ironisait un porte-parole syndical, consisterait à évaluer «les journalistes sur leur capacité à utiliser la machine à café». Sans compter que les gestionnaires que sont les directeurs d'école auront toujours tendance à mal noter les professeurs trop exigeants ou dérangeants au profit de ceux qui ne font pas de vague ou qui distribuent les bonnes notes à la volée. Surtout si ces directeurs sont eux-mêmes rémunérés en fonction de la sempiternelle «réussite» des élèves.
«Comment continuer à semer profond lorsque nous serons évalués sur des récoltes bien visibles, quantifiables, rapides?», demandait le professeur de philosophie Michel Sparagano. À terme, Luc Chatel rêve probablement d'un système plus flexible, à la québécoise, où un professeur de français pourrait enseigner l'histoire et un professeur de mathématiques, enseigner la géographie.
En France, les résistances sont fortes à la pénétration de ces méthodes issues de l'entreprise. Mais le combat des enseignants n'est pas facile. La gestion offre à l'État moderne surtout soucieux d'efficacité un avantage insurpassable. Elle évite ces débats complexes et interminables sur le sens des choses. Car il sera toujours plus facile de s'en tenir à quelques chiffres que de s'atteler à la dure tâche de comprendre la complexité d'une matière et la façon de l'enseigner. À la fin de sa vie, la conservatrice française et historienne Françoise Cachin s'était élevée contre la prise en main des grands musées nationaux par des gestionnaires plus versés dans le marketing que dans l'histoire de l'art. Il semble que ce soit maintenant au tour de l'école.
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