Au tout début du Moyen Âge, la branche occidentale de l’Église chrétienne s’est dotée d’un nouvel objectif : éliminer les mariages entre cousins. La pratique, qui était alors courante en Europe comme dans la plupart des sociétés agricoles, servait souvent à cimenter les liens entre les différentes factions de familles étendues. Elle participait au maintien d’une dynamique centrée sur la parenté au sens large. Les valeurs de loyauté, d’obéissance et de conformisme y étaient encouragées.
Or, en démantelant cette structure sociale, l’Église aurait contribué à remodeler le profil psychologique de la population européenne. Cette influence serait à la source de la manière de penser et d’agir qu’on observe aujourd’hui chez les Occidentaux, à savoir une plus forte dose d’individualisme, d’anticonformisme et de confiance envers les étrangers.
Cette thèse ambitieuse a été défendue dans l’édition de vendredi de la réputée revue savante Science. Ses auteurs, des économistes de l’Université George Mason et des biologistes de l’évolution de l’Université Harvard, ont croisé des données historiques, anthropologiques et psychologiques pour arriver à des résultats qui ne démontrent pas hors de tout doute la causalité du phénomène, mais qui établissent de fortes corrélations.
« C’est une vieille question : pourquoi l’Occident s’est-il développé en premier ? On pense que ce que nous présentons dans cet article est un très gros morceau du casse-tête », avance l’un des auteurs de l’étude, l’économiste et spécialiste de la génomique Jonathan Beauchamp. Il insiste pour dire que lui et ses collègues ne posent aucun jugement sur la valeur de chaque type de structure sociale ni sur la supériorité d’un profil psychologique ou d’un autre.
« Ces résultats sont exceptionnels », juge Alexandre Courtiol, chercheur en biologie évolutive à l’Institut Leibniz pour la recherche sur la faune sauvage et de zoo, à Berlin. « L’analyse est très convaincante. Les auteurs ont vraiment regardé dans tous les coins. Et il faut noter que la taille des effets mesurés est très grande », note ce spécialiste de l’évolution humaine, qui n’a pas participé à l’étude.
Affaiblissement des clans
Avec l’émergence de l’agriculture il y a environ 12 000 ans, les structures sociales basées sur la parenté éloignée, qui permettaient de fédérer de larges groupes pour défendre un territoire, se sont répandues. Non seulement encourageait-on les mariages entre cousins, mais les familles élargies vivaient souvent sous le même toit. La polygamie avait cours chez certains peuples.
C’est une vieille question : pourquoi l’Occident s’est-il développé en premier ? On pense que ce que nous présentons dans cet article est un très gros morceau du casse-tête
Dans ces sociétés fondées sur les liens de sang, le maillage étroit entre les individus réduisait leur inclinaison à l’impartialité, aux principes moraux universels et à la confiance envers les étrangers. Le respect des aînés et des ancêtres était socialement valorisé, et la coopération essentielle.
« Autour de l’an 500, pour des raisons encore débattues, l’Église occidentale est devenue obsédée par l’idée d’inceste entre les cousins au premier et au second degrés », explique Jonathan Beauchamp. Très rapidement, cependant, elle a dû comprendre que l’affaiblissement des clans familiaux représentait des avantages. Un roi comme Charlemagne, proche du pape, pouvait en bénéficier pour asseoir son pouvoir sur un plus grand territoire, note M. Beauchamp.
Cet interdit aurait aussi favorisé le développement de certaines caractéristiques psychologiques plus adaptées aux familles nucléaires. De nouveaux traits de personnalité devenaient nécessaires dans ce monde atomisé où les partenaires sexuels ne faisaient plus partie du cercle familial étendu.
Une analyse minutieuse
Pour défendre cette idée, M. Beauchamp et ses collègues se sont armés de jeux de données très variés.
D’abord, afin d’estimer l’intensité de la structure « en réseaux de parenté », ils ont créé un indice numérique en agrégeant plusieurs variables (mariages entre cousins, polygamie, corésidence, etc.) issues d’un registre ethnographique des sociétés préindustrielles. Ils ont ensuite mesuré le temps d’exposition de chacune de ces populations à l’Église occidentale (éventuellement catholique) pendant le Moyen Âge. L’Espagne, par exemple, dont des régions ont été sous contrôle musulman jusqu’en 1492, a été moins longtemps exposée à l’influence chrétienne que la France.
Les chercheurs ont extrapolé ces variables aux pays d’aujourd’hui en prenant en compte les mouvements de populations des 500 dernières années.
Finalement, les auteurs de l’étude ont considéré 24 variables psychologiques mesurées chez des populations contemporaines.
On savait déjà que les populations occidentales, éduquées, industrialisées, riches et démocratiques — auxquelles les auteurs accolent l’étiquette WEIRD, d’après l’acronyme anglais — se situent à l’extrémité de la distribution mondiale de plusieurs mesures psychologiques.
Généralement, les WEIRD sont plus individualistes, plus indépendants, plus analytiques, moins obéissants, moins loyaux envers leur groupe et font plus confiance aux étrangers.
Une fois tous les morceaux en place, les chercheurs ont mesuré de fortes corrélations dans les données, et toujours à la faveur de leur hypothèse.
L’effet de l’Église
L’exposition à l’Église au Moyen Âge est effectivement associée au profil psychologique attendu dans les populations d’aujourd’hui. Une plus faible intensité des réseaux de parenté à l’époque préindustrielle est aussi concordante avec ce même profil psychologique.
Les auteurs ont par ailleurs examiné le phénomène sur des échelles régionales et ils ont constaté les mêmes corrélations. Ils ont aussi pris en compte d’autres facteurs confondants, comme les régimes politiques, pour mieux isoler l’effet de l’Église sur la psychologie. Leur hypothèse a tenu la route.
« À moins que des gens proposent une hypothèse qui colle encore mieux aux observations, je crois que cette idée va tenir », dit M. Courtiol.
D’autres études ont déjà relié certains traits psychologiques propres aux WEIRD aux variations à l’échelle mondiale dans l’innovation, à l’efficacité des institutions formelles et au niveau de richesse. Les travaux de M. Beauchamp et de ses collègues semblent ainsi expliquer la genèse des inégalités sociales et économiques que l’on constate aujourd’hui entre les pays.
Et la différenciation psychologique propre à l’Occident pourrait continuer à se répandre, même sans le concours de l’Église.
« Présentement, avec l’urbanisation, on voit de plus en plus de gens dont les réseaux de parenté deviennent moins denses, dit M. Beauchamp. On doit s’attendre à voir un effet semblable à ce que nous avons observé. »